Ce vendredi 23 septembre 2016 est confirmé, par un très sobre communiqué de presse émit à 9h20 par Dassault Aviation que le contrat entre l’Inde et la France pour la fourniture de 36 Rafale est enfin signé.
Ce n’est pas la première fois que l’on fête la victoire du Rafale en Inde. Après la sélection du Rafale en 2012 dans le cadre de la compétition MMRCA, puis l’annonce par le Premier Ministre Narendra Modi le 10 avril 2015 de l’achat de 36 Rafale sur étagère, l’encre est enfin posée sur le contrat de vente du Rafale auprès de l’Indian Air Force. Nous souhaitons revenir en détail sur ce dossier en vous offrant la possibilité de comprendre ce qu’il se cache derrière cette vente tant attendue, au travers de ses enjeux et de son historique. Nous reviendrons dans un prochain article sur les rumeurs du net, dont certaines ont été la source de faits vérifiés par la suite. Bonne lecture.
De Yannick Smaldore et Bruno Etchenic.
Un contrat prometteur pour répondre à des besoins urgents
On se souvient que certains contrats d’armement signés en Inde, notamment avec des industriels italiens, avaient tout de même été annulés par la suite, si bien qu’il faudra sans doute attendre les premiers paiements et les premières livraisons de Rafale aux couleurs indiennes pour réellement considérer l’affaire comme acquise. Cependant, l’Inde est bel et bien devenu, aujourd’hui, le troisième (et plus important) client à l’exportation du Rafale de Dassault Aviation.
Les 36 appareils qui ont été achetés devront être produits en France, mais les besoins indiens vont bien au delà de ces deux escadrons. Le contrat MMRCA que Dassault Aviation avait remporté en 2012 avant son annulation en 2015 portait sur la livraison de 126 Rafale (+63 en option) auprès de l’Indian Air Force (IAF), 18 seulement devant être produits en France, les autres étant progressivement assemblés puis construits en Inde. Si la vente qui vient d’être actée représente, in fine, une bonne nouvelle pour l’industrie française, les besoins indiens restent conséquents. L’IAF doit en effet renouveler au plus vite une douzaine d’escadrons de chasse afin de compenser son infériorité numérique et technologique sur ses voisins pakistanais et, surtout, chinois. Même si l’Indian Air Force possède des Su-30MKI récents et plus de 200 appareils modernisés (principalement des Mirage 2000, des MiG-29 et des Jaguar), près de la moitié de son ordre de bataille est composé de MiG-21 et MiG-27 obsolètes, et dont le renouvellement est une priorité affichée depuis plus de quinze ans, déjà.
Avec cette vente de 36 Rafale, Dassault Aviation se situe donc en excellente position pour emporter tout ou partie de ce marché de renouvellement de l’IAF. A la clé, ce sont pas moins de 190 à 200 appareils de taille intermédiaire qui pourraient être concernés, sans même compter les besoins de la Marine Indienne qui pourrait s’intéresser au Rafale pour équiper ses futurs porte-avions.
Au total, les plus optimistes tablent sur l’acquisition de près de 300 Rafale par l’Inde en incluant les besoins de l’Indian Navy. Une majorité de médias, peu connaisseurs du dossiers pensent – à tort – que l’appel d’offres de 126 appareils au départ (+63 en option il ne faut pas l’oublier) a été réduit à seulement 36, et constitue donc une sorte de lot de consolation pour le GIE Rafale. C’est oublier qu’il est plus intéressant financièrement et moins risqué industriellement pour le groupement d’intérêt économique français, de construire 36 avions en France, contre seulement 18 tel qu’il était prévu au départ dans l’appel d’offres. L’Inde a exprimé des besoins énormes, et est maintenant pressée par le temps. Son industrie n’est clairement pas prête à absorber dans un délai raisonnable les technologies et processus permettant de produire le Rafale en Inde. Aussi l’Inde laisse du temps à son industrie de recouvrer un niveau suffisant, et en même temps de la marge à son outil de défense dont l’érosion ne cesse de croître.
Les observateurs rappellent que cette signature est l’aboutissement de près de 9 années de négociations. Ce serait effectivement le cas s’il s’agissait du contrat MMRCA, lancé en août 2007. Toutefois, la présente vente se fait de gré à gré, en dehors du processus de compétition officielle qui a vu le Rafale l’emporter sur l’Eurofighter Typhoon, le Gripen de Saab, le F-16 de Lockheed Martin, le Super Hornet de Boeing et le MiG-35 de RSK.
Il s’agit en réalité de l’aboutissement d’un an et demi de négociations intenses entre les gouvernements français et indiens, ainsi que Dassault Aviation et ses inévitables partenaires locaux, de l’IAF aux industriels qui seront impliqués dans la maintenance des appareils, sur place.
Un long chemin
Pourtant, l’histoire du Rafale en Inde remonte à bien plus loin, la compétition MMRCA n’étant que le rejeton de longues et tumultueuses négociations entre Dassault et l’IAF.
Lors du conflit des Kargil en 1999, les trois escadrons de Mirage 2000H opérationnels en Inde ont particulièrement marqué le haut commandement de part leur capacité à opérer à très haute altitude, avec une grande précision et une excellente fiabilité. Une dizaine d’exemplaires supplémentaires est immédiatement achetée au standard Mirage 2000H et des discussions sont entamées pour l’achat et la fabrication sous licence de 126 appareils au standard Mirage 2000-5 de dernière génération.
Mais les choses se gâtent rapidement pour Dassault Aviation. Comme pour tout matériel occidental moderne devant être en partie construit et assemblé sur place, le prix demandé pour les 126 nouveaux appareils et la modernisation d’une soixantaine de 2000H à ce standard s’avère particulièrement élevé. D’autant plus que le Mirage 2000 souffre de la comparaison avec le Su-30MKI, un chasseur bien plus lourd d’origine russe produit sous licence par HAL à un coût relativement bas. Le niveau technologique maîtrisé par HAL se rapproche en effet beaucoup plus de celui des Russes que de celui de l’avionneur français, et les autorités indiennes s’interrogent alors sur la pertinence d’un achat sur étagère.
La tentation est forte d’acquérir, même au prix fort, des technologies occidentales très avancées qui pourraient, le cas échéant, servir au programme de chasseur léger indien LCA Tejas. Afin de maîtriser tout de même le budget, l’idée d’une mise en compétition de plusieurs avionneurs, russes et occidentaux, est évoquée dès 2002, sous le nom de Multirole Combat Aircraft, ou MRCA. Mais le temps décisionnel indien étant ce qu’il est (rappelons qu’il s’est passé 16 ans entre la sélection du Hawk d’entrainement avancé britannique et la signature de son contrat avec New Delhi), la compétition n’est lancé officiellement qu’en 2007.
Entre temps, l’IAF a fait évolué son cahier des charges autorisant la participation d’avions plus lourds que le Mirage 2000, afin de s’inscrire au mieux entre le petit monoréacteur LCA et le lourd biréacteur Su-30MKI. En effet, sans cette modification du cahier des charges, seuls le Mirage 2000, le Gripen et le F-16 (et éventuellement le MiG-35) auraient pu être autorisés à participer. Le programme devient donc le Medium-MRCA, ou MMRCA, lancé en août 2007.
Mais pour Dassault et le Mirage 2000, il est trop tard. L’avionneur de St Cloud attend la commande des 126 Mirage 2000-5 depuis presque 7 ans, et la compétition MMRCA s’annonce déjà comme longue et houleuse. Or, la chaîne de fabrication du Mirage 2000 est vide. Son transfert en Inde ne poserait pas de problème particulier, mais il faudrait pour cela une décision rapide et définitive. Une utopie, dans le contexte de l’époque. Dassault Aviation n’a donc pas d’autres choix que de fermer définitivement la chaîne de fabrication du Mirage 2000. En novembre 2007, le 601ème et dernier Mirage 2000 est livré à la Grèce, et la production de Mirage définitivement stoppée. Seul le Rafale restera au catalogue de Dassault Aviation.
C’est donc sans grande conviction, et encouragé par l’Elysée, que Dassault Aviation jette le Rafale dans l’arène du MMRCA. Une sage décision, a posteriori, puisque l’appareil est sélectionné en 2012, en courte finale face à son rival européen l’Eurofighter Typhoon. Mais de nombreux désaccords viendront entacher les longues négociations exclusives qui suivirent. Concrètement, le contrat MMRCA impose une construction sous licence de 108 Rafale par l’industriel national HAL. La marge de manœuvre de Dassault est extrêmement faible en ce qui concerne la sélection de ses partenaires industriels locaux, et ceux qui lui sont politiquement imposés sont bien souvent incapable de respecter les standards de fabrication, sauf à consentir à une augmentation drastique des coûts de fabrication sous licence, et donc du contrat global.
Les négociations s’enlisent, alors que les besoins se font de plus en plus urgents ! Plus de quinze années se sont écoulées depuis l’expression des premiers besoins pour un remplacement urgent des MiG-21 et des MiG-27 de l’IAF, et aucun nouvel appareil moyen n’est encore entré en service. Le LCA Tejas, qui devait également remplacer une partie des MiG-21, connait des retards encore plus catastrophiques, et le programme commence à peine à porter ses fruits et à suivre une pente stable, près de trente ans après son lancement, ce qui ne laisse aucune marge de manœuvre pour le MMRCA.
C’est dans ce contexte particulier que le premier ministre indien Narendra Modi, en visite à Paris le 10 avril 2015, annonce que l’Inde commandera 36 Rafale à livrer très rapidement à l’IAF. Pour l’Inde, ce contrat représente sans aucun doute un compromis entre, d’un côté, la volonté des officiers généraux de l’IAF qui prônaient une commande rapide des 63 Rafale mis en option du contrat MMRCA, et, de l’autre, les services du ministère de la défense qui ne voulaient pas engager de dépenses supplémentaires en marge des négociations pour le contrat initial. Quelques jours plus tard, le ministre de la défense indien annonce ainsi que le programme MMRCA et ses transferts de technologies et processus d’industrialisation, trop complexes et in fine trop coûteux, a été annulé et que toute commande supplémentaire de Rafale se fera de gré à gré entre les gouvernements Indiens et Français.
Entre l’annonce de cet accord de gouvernement à gouvernement et la signature effective, il se sera déroulé plus de 17 mois, loin des 4 semaines de négociations espérées. Au delà des lenteurs de l’administration indienne, il faut comprendre que la plus grosse démocratie de la planète est, comme toute classe politique, la proie à des luttes intestines en lien avec le pouvoir. Là où les précédentes négociations autour de l’appel d’offres MMRCA était sous la responsabilité quasi exclusive du ministère de la défense (qui chapeaute aussi bien le volet technique, économique qu’industriel, en pilotant le groupe indien HAL), la présidence reprendra la main en faisant capoter le MMRCA pour donner à l’acquisition du Rafale une nouvelle forme, via une procédure d’urgence et un achat direct de gouvernement à gouvernement. Une situation qui a mis dans l’embarras le ministre de la défense qui, pris de court, pèsera de tout son poids pour décrier cet achat; quitte à faire plusieurs déclarations contradictoire, aidé en cela par un intense lobbying indien ou étranger, où beaucoup ont intérêt à ce que le Rafale n’atterrisse jamais en Inde. À commencer par l’industriel HAL, en partie responsable de l’échec du MMRCA en raison de son incapacité technique à absorber les transferts de technologies dans le but de produire le Rafale en Inde. Le ministère de la défense indien, qui du jour au lendemain n’est plus le seul maître du dossier, ainsi que l’ensemble des concurrents, anglais, russes et états-uniens, qui se voyaient bien revenir dans la compétition, ont tous essayé, chacun pour leurs raisons, de ralentir ou stopper le processus d’achat des 36 Rafale.
Lire: Inde : Mélodrame politique autour de la commande de 36 Rafale
Un interminable feuilleton qui prend donc fin, il était temps, ce vendredi 23 septembre 2016.
Une nouvelle route ?
Pourtant, nous l’avons évoqué, cette commande de deux escadrons de Rafale pourrait bien n’être que le commencement d’une nouvelle aventure industrielle pour Dassault, en Inde.
Libérés du carcan imposé par le MMRCA, les industriels français, Dassault Aviation, Thales et Safran en tête, peuvent maintenant établir des partenariats bien plus équilibrés et mutuellement avantageux. De quoi se positionner avec de très sérieux arguments sur le marché de renouvellement de l’IAF.
Car même si le MMRCA a été officiellement annulé, ses objectifs opérationnels et ses ambitions industriels n’ont pas disparus et ils conservent leurs dimensions stratégiques.
L’Inde a toujours besoin de renouveler rapidement une dizaine d’escadrons, soit environ 180-190 appareils, mais ses besoins réels en chasseurs médiums pourraient s’élever à une quinzaine d’escadrons d’ici 2030 (pour un quarantaine d’escadrons de chasse, chasseurs légers, mediums et lourds confondus). En tant qu’appareil polyvalent, le Rafale pourra servir tout à la fois pour l’assaut à la mer, la frappe à très haute altitude, la reconnaissance, l’interception, l’interdiction et la pénétration nucléaire. Ce dernier argument est d’ailleurs loin d’être anodin pour les forces indiennes, à l’heure où l’ensemble des acteurs nucléaires de la région, la Chine en tête, musclent les différentes composantes de leur dissuasion.
Sur le plan industriel, l’Inde désire toujours fabriquer l’intégralité de ses avions de chasse, le fameux Make in India. Le LCA Tejas est intégralement conçu et produit sur place, avec l’apport d’industriels occidentaux. Le Su-30MKI, produit sous licence par HAL, devrait être remplacé par une version biplace du PAK-FA, le FGFA, coproduit par la Russie et l’Inde..
Si le chasseur medium doit être également produit sur place, le Rafale se situerait en excellente position. Non seulement parce qu’il sera déjà acheté à raison de 36 exemplaires minimum, mais aussi parce que Dassault et ses partenaires ont passé plus de quatre années à tisser des liens et signer des accords avec les industriels locaux, dans le cadre du MMRCA.
En toute logique, le Make in India devrait être intégré progressivement aux achats probables d’escadrons supplémentaires de Rafale. Du simple assemblage de sous-ensemble pour commencer, la production locale du Rafale pourrait s’échelonner petit à petit vers un assemblage complet, voire la production d’une grande partie des sous-systèmes. A terme, inévitablement, il s’agira également d’inclure le plus possible d’équipements conçus et produits en Inde: équipements de communication, radars, armements… La conception modulaire du Rafale le permettra, mais cela demande du temps et de véritables efforts financiers. La livraison rapide des deux premiers escadrons devrait permettre de libérer ce temps, et la volonté indienne d’acquérir une véritable expérience industrielle dans le domaine de l’aéronautique militaire devrait permettre de libérer les crédits nécessaires. Dans tous les cas, les Rafale indiens devraient connaitre certaines modifications propre à leur utilisation locale. Outre un viseur de casque et, probablement, une liaison satellitaire intégrée à la cellule, les appareils pourraient être dotés de packs leur permettant d’opérer à très haute altitude au dessus de l’Himalaya ou bien dans des conditions quasi-désertiques (systèmes de pressurisation, air conditionné et combinaisons de vol adaptés, peut-être des modifications sur les réacteurs également), mais nous reviendrons sur ces éléments dans un prochain article.
Pour autant, au delà des 36 appareils qui viennent d’être achetés, rien n’est encore engagé, et les Anglais avec le Typhoon autant que les Américains avec le F-16 et le Super Hornet tentent par tous les moyens de revenir dans la course. Contrairement au Rafale, dont la production est assurée au delà de 2025, ces trois concurrents ont désespérément besoin de nouveaux clients pour maintenir la production de leurs appareils, et sont donc prêts à de grandes concessions, y compris la délocalisation en Inde de leur chaîne d’assemblage principale.
10 Comments
calmac
Merci pour cet article. Le niveau d’analyse est de loin supérieur à tout ce que j’ai pu lire sur le sujet. Cela fait la force de votre site 🙂
James
Rien à ajouter comme d’hab
Merci
pyrignis
Excellent article, ça fait du bien de vous re-lire!
Yannick SMALDORE
Merci beaucoup pour vos commentaires ! D’autres dossiers (sur des sujets sans doute un peu moins passionnants pour nous autres français) sont en préparation.
Haikai
Excellent rappel sur l’historique de la construction de la vente des premiers Rafales à l’Inde… 🙂
Ce dossier montre aussi toute la complexité de l’aéronautique militaire moderne, que je trouve personnellement si passionnante à lire.
Il manque certes les détails du contrat, qui sont le plus intéressant à analyser pour comprendre le partenariat stratégique établie entre l’Inde et la France sur ce contrat d’armement. Mais le contraire aurait été fort étonnant, puisque ce contrat est pour une grande part encore sous le sceau du secret… 🙂
Mais je ne doute pas qu’avec un peu de temps, dans un monde médiatisé de plus en plus même en Inde, on apprenne un peu plus du contenu de ce contrat. Qui sera alors certainement analysé par vos soins.
James
Bonjour Yannick,
C’est peut-être hors sujet mais j’aimerais bien être clair dans ma tête concernant la COFACE.
Des bruits courent que la COFACE a financé en partie les 2 premiers contrats export Rafale à savoir pour l’Égypte et le Qatar. Il me semble que ce n’est qu’une garantie pour les industriels au cas où le client ne paie pas, avez-vous des infos ? Merci
Bruno ETCHENIC
La Coface est un organisme soutenu par l’État qui permet de garantir le client auprès des banques. Comme n’importe quel assureur privé, ses services ne sont pas gratuit. Il se murmure même que c’est principalement eux qui ont consenti à participer a une grosse partie du rabais dans ce contrat.
La Coface ne paye rien à la place du client, sauf si celui-ci fait défaut.
James
Merci Bruno
Rémi
On vient d’annoncer une demande de naturalisation indienne de plusieurs pilotes suisses.
Ils sont tellement dégoûtés d’avoir loupé le rafale, qu’ils veulent intégrer l’Indian Air Force 😉
Excellent article qui retrace bien les énormes difficultés qu’a remporté Dassault pour avoir finalement une commande. J’imagine que ceux qui ont rédigé l’offre de départ ne sont plus dans l’équipe qui signe le contrat. Quelle frustration.
thierry
bravo pour cet article très intéressant