En effet, dans quelle mesure cette information peut-elle être prise au sérieux ? En quoi un tel achat apparait-il peu probable aujourd’hui? Pourquoi le simple fait qu’une telle rumeur puisse être un tant soit peu crédible nous éclaire sur les changements récents du marché des avions de combat au Moyen-Orient?
Fournisseurs anglais et américains: la continuité opérationnelle et logistique de la RSAF
Le marché des avions de combat au Moyen-Orient est en effet majoritairement dominé par les productions anglo-saxonnes. Même si la France dispose de clients historiques dans la région, comme l’Égypte, le Qatar ou les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite reste pour sa part un bastion des industriels anglais et américains. Le F-15 de Boeing est ainsi le fer de lance de l’armée de l’air saoudienne qui utilise le F-15C pour l’interception et le F-15S pour la frappe au sol. La RSAF a d’ailleurs récemment conclu un accord pour l’achat de 84 nouveaux F-15SA et la modernisation de leurs anciens F-15S à cet impressionnant standard. En plus de ce chasseur lourd américain, la RSAF est aujourd’hui le deuxième utilisateur du Panavia Tornado de frappe au sol, récemment modernisé avec l’aide de l’industrie britannique. La RSAF est également en train de se faire livrer 72 Eurofighter Typhoon acquis auprès de l’industriel britannique BAE dans le cadre du contrat Al Salam qui succède aux très controversés contrats Al Yamamah qui portaient sur la livraison des Tornado dans les années 1980.
Malgré les scandales et accusations de corruption qui ont entaché la quasi totalité de ces grands contrats d’armement passés avec Londres, un nouveau contrat serait actuellement en cours de négociation pour la livraison d’une tranche supplémentaire de Typhoon et l’adjonction de nouvelles capacités opérationnelles aux appareils en cours de livraison. D’un point de vue opérationnel, faire appel de manière continue aux même fournisseurs procure des avantages certains. Outre des ristournes (plus ou moins légales) sur le matériel, l’entretien et la formation, les contrats suivis sur plusieurs décennies permettent de rôder la relation fournisseur-client, simplifiant d’autant les aspects logistiques de l’exploitation des avions de combat.
Concrètement, c’est ce qui se produit au sein d’une armée de l’air disposant d’un fournisseur national, comme c’est le cas entre la RAF britannique et l’industriel BAE, ou entre l’Armée de l’Air française et Dassault Aviation. D’une part le constructeur connait bien les besoins de son client et peut adapter facilement son produit afin de continuer à lui convenir. D’autre part, les opérateurs connaissent bien la philosophie de conception de leur fournisseur et toutes leurs procédures d’emploi, de formation et d’entraînement des militaires s’articulent alors autour de cette philosophie. Les liens entre culture opérationnelle et philosophie de conception sont bien réels et chacun peut y trouver un réel intérêt. Mais ce qui est vrai pour le lien entre constructeur et client national peut très bien l’être concernant le lien entre un importateur de matériel militaire et son fournisseur à l’étranger. Sur le long terme, il devient aussi naturel pour les pilotes ou mécaniciens saoudiens de travailler sur un avion britannique, du Lightning au Typhoon en passant par le Tornado, que pour des militaires anglais, justement.
C’est précisément dans ce cadre là que s’établissent les liens commerciaux historiques entre la force aérienne saoudienne et ses fournisseurs américains et britanniques. De la même manière, la marine royale saoudienne est historiquement très attachée aux matériels français, mais également à la philosophie d’emploi des frégates légères propre à la Marine Nationale française, qui a fortement inspirée son homologue saoudienne.
Continuité politique et diplomatique
Bien évidemment, ce n’est pas la seule rationalité logistique qui explique les liens étroits entre la RSAF et ses fournisseurs anglo-saxons. Au contraire, les avantages logistiques et opérationnels d’un tel partenariat découlent des raisons politiques et stratégiques qui ont conduit à la création même de ce partenariat. C’est parce qu’il existe une alliance politique objective entre l’Arabie Saoudite d’une part, et le Royaume-Uni et les États-Unis de l’autre, que cette continuité dans les fournisseurs a pu s’établir. Mieux encore, nous venons d’évoquer le lien qui existe entre une culture opérationnelle et une philosophie de conception, mais on remarquera aussi et surtout que ce lien entraine nécessairement un rapprochement entre la façon d’utiliser la force aérienne en Arabie Saoudite et les modes opératoires américains et britanniques.
Évidemment, malgré la ressemblance entre les matériels, rien n’oblige matériellement l’Arabie Saoudite à utiliser ses F-15 de la même manière que l’USAF, même si une certaine communalité d’usage tend à se faire naturellement. Dans le cas de l’Arabie Saoudite, il s’agit surtout d’une volonté évidente de la part du client de caler son modèle opérationnel sur celui de ses fournisseurs, pour des raisons politiques et stratégiques. Ainsi, la force aérienne royale saoudienne s’emploie depuis des décennies à intégrer et maîtriser les modes opératoires et les procédures d’emploi de la force de ses homologues anglaises et américaines afin d’en augmenter l’interopérabilité.
Nous ne reviendrons pas ici sur la nature stratégique des liens établis entre l’Arabie Saoudite, les États-Unis et le Royaume-Uni depuis près d’un siècle maintenant. Nous nous contenterons de rappeler que, au delà de l’aspect stratégique que représente la manne pétrolière saoudienne, le pays reste la plaque tournante du contrôle géostratégique régional, en raison de sa situation géographique entre la Mer Rouge et la Corne de l’Afrique d’une part, et le Golfe Persique et le plateau iranien de l’autre. Bien que relativement peu peuplée, l’Arabie Saoudite reste donc un acteur régional majeur et le royaume s’attache depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale à garantir sa sécurité à travers un jeu d’alliances complexes et durables.
De ce fait, en disposant du même matériel que les Américains et les Britanniques, mais en utilisant également des procédures d’emploi similaires, quand ils ne sous-traitent pas directement leur sécurité à des opérateurs privés anglo-saxons, les Saoudiens s’assurent que toute aide militaire directe apportée par leurs puissants alliés pourra être mise en œuvre rapidement, avec une chaîne logistique déjà en place, des armements compatibles et des procédures d’emploi similaires. Dit plus simplement: en cas d’attaque contre l’Arabie Saoudite, les alliés du royaume pourront se déployer et agir très rapidement contre l’agresseur, puisqu’une grande partie de la chaîne logistique sera déjà opérationnelle sur place. Autant d’éléments qui ont joué dans la rapidité de réaction des déploiements alliés durant la Guerre du Golfe par exemple.
Avec cet éclairage, on comprend que la continuité de fournisseurs ne s’explique pas uniquement par des aspects logistiques et économiques, mais bel et bien par des dimensions politiques et géostratégiques: il convient de fidéliser la relation commerciale que l’on entretient avec ses principaux alliés sur les plans politiques et militaires. Non seulement parce que les relations commerciales renforcent historiquement les relations diplomatiques, mais aussi parce qu’elles permettent concrètement d’améliorer la défense globale du pays.
En nous basant sur ces quelques éléments d’études géostratégiques, on comprend que les chances du Rafale en Arabie Saoudite restent extrêmement faibles. Le royaume wahhabite est un client historique des avions de combat anglais et américains, en grande partie parce qu’il estime que toute agression contre son sol verra une intervention rapide de l’aviation de ses alliés britanniques et américains, ce que les faits historiques ne peuvent que confirmer. Si l’Arabie Saoudite a bel et bien acheté et pris livraison de Mirage III auprès de Dassault, il ne s’agissait à l’époque que d’un tour de passe-passe, puisque les avions ont été reversés, dès leur livraison, à la force aérienne égyptienne, qui est d’ailleurs un client historique des avions Dassault. Bien sûr, la France reste un allié majeur de l’Arabie Saoudite et un de ses principaux fournisseurs d’armes. Le Royaume saoudien cherchant à maintenir de bonnes relations commerciales avec l’ensemble de ses alliés stratégiques, il a toujours entrepris de partager la manne que représente ses importations d’armes entre ses différents fournisseurs, et ce en fonction de ses intérêts opérationnels et de la nature même de l’alliance politique.
Comme l’histoire l’a montré, les Anglais et les Américains sont prompts à intervenir directement au Moyen-Orient, impliquant de déployer leurs propres forces terrestres et aériennes sur les bases de leurs alliés dans la région, y compris en Arabie Saoudite. Il est alors logique de voir les principales unités des forces saoudiennes équipées de char M1 Abrams ou d’avions F-15 et Tornado, même si leurs forces terrestres disposent encore d’un nombre non-négligeable de véhicules européens. Historiquement moins alignée sur les positions géopolitiques saoudiennes dans la région, mais tout de même considérée comme un allié important, la France est le principal fournisseur de la marine saoudienne. D’une part, les productions françaises en frégates polyvalentes de taille intermédiaire correspondent mieux aux besoins saoudiens que les gros destroyers océaniques et les lourdes frégates spécialisées fabriquées aux USA. D’autre part, si l’achat de navires représente des contrats importants à même de sceller une coopération économique sur le long terme, l’utilisation de ces navires ne nécessite pas le même niveau d’interopérabilité que celui requit auprès des forces terrestres et aériennes. L’Arabie Saoudite s’assure donc une alliance politique et commerciale avec la France, sans dépendre pour autant de l’alliance militaire pour défendre ses propres intérêts, contrairement à ce qu’on observe dans le domaine de l’arme aérienne.
On le voit, jusqu’à présent, la répartition des achats de matériels militaires en Arabie Saoudite s’est toujours effectuée selon une répartition précise, calculée et équilibrée. Selon cet équilibre, tout achat d’avion de combat français deviendrait automatiquement exceptionnelle, rendant une telle démarche hautement improbable.
Le Rafale au Moyen-Orient: vers une rupture opérationnelle ?
Pour autant, improbable n’est pas impossible. Si la rumeur d’un achat de Rafale par l’Arabie Saoudite a filtré, c’est que cette hypothèse apparaît un minimum crédible, et qu’elle s’appuie sur des éléments concrets. De fait, la situation géostratégique du Moyen-Orient subit d’intenses bouleversements depuis 5 ans, alors même que les Américains et les Britanniques réduisent fortement leurs capacités d’engagement locales.A bien des égards, ces bouleversements pourraient entraîner une double rupture opérationnelle et géopolitique dans l’équilibre des puissances régionales, et c’est sur ce déséquilibre très incertain que se joue la possibilité d’une vente de Rafale en Arabie Saoudite. Ce qui ne manque pas de dévoiler le subtil jeu diplomatique entre le royaume saoudien et ses puissants alliés occidentaux.
La rupture opérationnelle que nous pouvons envisager dans notre analyse découle directement de la récente percée commerciale de Dassault Aviation et de la diplomatie économique française au Moyen-Orient.
Avant toute chose, précisons d’une part que Dassault n’est pas un néophyte sur le marché régional, et d’autre part que le marché national saoudien n’est théoriquement pas aussi hermétique que notre description précédente pourrait le laisser envisager. Dassault reste le principal fournisseur du Qatar, et une source d’approvisionnement majeure pour les forces aériennes d’Égypte et des EAU. Notons qu’avant la première guerre du Golfe, les Mirage F1 formaient également l’épine dorsale des forces aériennes d’Irak, du Koweït et de Jordanie.
Mais la principale puissance militaire de la péninsule, la RSAF, restait la chasse gardée des avionneurs américains et britanniques, même si des liens existent entre les industriels aéronautiques français et Riyad. Nous l’avons déjà évoqué, l’Arabie Saoudite a financé de nombreux achats d’armements français pour le compte d’autres forces aériennes alliées, notamment des Mirage III égyptiens dans les années 70 et, plus récemment, tout un package d’armements très divers à destination du Liban.
Toutefois, depuis la fin de la Guerre du Golfe, qui a vu l’intervention toute puissante des USA et la chute de l’Irak, l’avionneur français avait du mal à maintenir son taux de pénétration sur le marché régional. Seuls les Émirats et le Qatar avaient opté pour la dernière génération de Mirage 2000. Mais la situation s’est de nouveau inversée l’année dernière, pour des raisons que nous avions évoquées dans un précédent article, lors de la vente de Rafale à l’Égypte. Toujours est-il qu’après des années d’échecs commerciaux, le Rafale s’est exporté en Égypte et au Qatar, devrait bientôt l’être en Inde, et reste pressenti pour équiper prochainement l’armée de l’air des EAU. Cette nouvelle percée commerciale pourrait bien tenter l’Arabie Saoudite de se joindre au club des utilisateurs de Rafale afin de conserver son hégémonie opérationnelle sur l’utilisation de l’arme aérienne dans la région.
L’évolution stratégique des dernières années a en effet montré que les opérations militaires n’étaient plus menées uniquement sous le contrôle américain. D’une part, la France a su montrer sa capacité à diriger des frappes aériennes en coalition avec des pays du Golfe lors du conflit libyen de 2011. D’autre part, les puissances économiques régionales se sont également montrées capables de mener leurs propres opérations militaires indépendamment des États-Unis, parfois au grand dam de ces derniers, justement. On se souvient ainsi que le raid mené par les EAU sur des positions insurgées en Libye à l’été 2014 a été réalisé avec des Mirage 2000-9, et non des F-16E, et que l’Égypte, également équipée de Mirage 2000, a apporté un important soutien logistique à cette opération émiratie. Ce raid, réalisé contre l’avis de Washington, n’a entrainé aucunes représailles de la part de Paris, et aucune pression logistique de Dassault Aviation. Au contraire, cette liberté d’action autorisée par l’emploi d’avions de combat français aurait joué un rôle déterminant dans l’accélération des contrats Rafale en Égypte et au Qatar, tout en redonnant une certaine vivacité aux négociations avec les EAU. Le Qatar ne cache pas non plus que sa commande de 24 Rafale a pour but de renforcer sa capacité à réaliser des opérations de combat à l’extérieure de ses frontière, afin de défendre ses intérêts régionaux, seul ou en coalition. Depuis lors, une coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite est intervenue militairement au Yémen, la RSAF y déployant au combat ses F-15S et ses Eurofighter, armés de bombes guidées. Si cette intervention n’est pas désavouée par Washington, bien au contraire, elle marque l’émergence de l’Arabie Saoudite comme puissance militaire régionale autonome. Une puissance régionale qui pourrait bien vouloir s’émanciper, dans certaines circonstances, du puissant (mais parfois gênant) allié américain, à l’instar des Émirats, du Qatar ou de l’Égypte.
De quoi ouvrir une porte à l’avion de combat français.
Réorientations diplomatiques et enjeux commerciaux au Moyen-Orient
Les accords Al Yamamah avec les Britanniques avaient été conclus au début des années 1980 afin d’assurer au royaume saoudien le maintien des livraisons d’armements stratégiques, même dans le cas où les accords américano-israéliens viendraient à réduire la qualité ou la quantité des armements livrés par Washington. Sur le long terme, malgré la puissance et la pérennité du lien diplomatique entre Riyad et Washington, il reste dans l’intérêt du royaume wahhabite de disposer d’une autre source d’approvisionnement, au cas où la politique étrangère américaine s’éloigne plus ou moins temporairement des visées stratégiques saoudiennes. Si historiquement cette inquiétude concernait la relation entre Washington et Tel Aviv, c’est actuellement la politique étrangère de l’administration Obama vis-à-vis de l’Iran qui créé du soucis aux monarchies du Golfe. Si la plupart des nations occidentales saluent l’accord sur le nucléaire iranien et l’ouverture du marché iranien qui s’en est suivie, comme le démontre notamment le récent succès d’Airbus, les monarchies de la péninsules arabiques restent franchement hostiles à cet accord et à la montée en puissance iranienne qui pourrait s’ensuivre. Or, l’Arabie Saoudite et leurs alliés n’oublient pas que la France était la seule puissance occidentale à avoir clairement et durablement soutenu leur position hostile à l’ouverture vers Téhéran. C’est ainsi que deux visions diplomatiques occidentales s’affrontent au Moyen-Orient depuis le début des révoltes arabes, avec d’un côté la nouvelle doctrine Obama de désengagement et de soutien aux processus démocratiques de la région, et de l’autre la diplomatie économique assumée par le Quai d’Orsay, malgré les nombreuses critiques qu’elle soulève. Sans surprise, c’est cette seconde vision des choses que les rétro-monarchies du Golfe souhaitent encourager. De là à rendre l’achat de Rafale par l’Arabie Saoudite crédible, il n’y a qu’un pas.
Si un tel évènement pourrait abonder dans le sens d’un achat de Rafale, rien ne le garanti, d’autant plus qu’il pourrait aussi signifier une perte d’influence de l’industrie française dans le secteur naval.
Aux vues des éléments que nous venons d’exposer, il semble extrêmement compliqué d’évaluer la probabilité d’un achat de Rafale à la France, les intérêts saoudiens pouvant très bien les pousser vers une diversification de leurs sources d’approvisionnement ou, au contraire, vers un renforcement des liens historiques avec leurs alliés anglo-saxons, à l’heure où ses derniers semblent se rapprocher de l’ennemi de toujours, l’Iran. Cependant, deux derniers points restent à aborder, et pourraient faire basculer l’analyse d’un côté de la balance, du moins pour le moment.
Déjà, il convient de rappeler que les Saoudiens sont de fins négociateurs. Si l’information de Intelligence Online provient bien de sources internes saoudiennes, il est tout à fait possible que l’intérêt de Riyad pour le Rafale serve à faire pression sur les négociateurs et les diplomates anglais, notamment dans le cadre des négociations pour la livraison d’une tranche supplémentaire de Typhoon. Il ne faut pas oublier que c’est une manœuvre de ce type qui a fait croire un temps à l’achat de bombes AASM de Sagem par la RSAF, alors qu’il s’agissait surtout de faire baisser le prix de vente et d’accélérer le calendrier de livraison des Paveway IV de fabrication anglaise. Dans cette optique, le Rafale servirait de lièvre afin de s’assurer les meilleurs prix, mais aussi la fidélité politique et le soutien diplomatique de Londres dans les positions régionales des Saoudiens. En menaçant de changer de fournisseur, Riyad exprime son mécontentement face à ce qu’il perçoit comme des atermoiements diplomatiques de la part de Londres et Washington: l’idée n’est alors pas de changer de fournisseur, mais d’envoyer un message clair, un rappel à l’ordre, à son fournisseur historique. Une hypothèse renforcée par le fait que la position de Paris est déjà alignée en grande partie sur celle des monarchies sunnites, sans qu’il ne soit besoin de lui « offrir » de nouveaux débouchés commerciaux. Même si, il est vrai, la diplomatie économique de Paris vis-à-vis de Riyad ne laisse pas tout le monde rêveur, loin s’en faut, faire miroiter un achat majeur de Rafale permettrait -peut-être- de calmer les doutes qui pourraient être en train de germer au Quai d’Orsay suite à l’inversement des images de Téhéran et de Riyad ces derniers mois. Mais force est de constater que les Saoudiens ont bien plus intérêt, aujourd’hui, à exercer leurs pressions diplomatiques (via les enjeux économiques) sur les Britanniques plutôt que sur les Français, ce qui tendrait à valider l’hypothèse du Rafale utilisé comme lièvre pour faire pression sur Londres et BAE.
Enfin, malgré le changement d’attitude de Washington vis-à-vis de Téhéran et le bras de fer qui l’oppose à Riyad concernant le prix du pétrole et le soutien à certains groupes radicaux en Syrie et en Libye, il serait dangereux de croire que l’Amérique se trouve en position de faiblesse durable (ou même temporaire) au Moyen-Orient, ou même de penser que la posture stratégique américaine a été profondément bouleversée par les évènements de la région. Malgré des mises en garde à l’encontre du gouvernement israélien, un revirement concernant l’interventionnisme à outrance dans les pays sunnites et une ouverture vis-à-vis de l’Iran, les États-Unis restent profondément attachés au principe d’équilibre des forces dans la région, principalement entre les trois grandes puissances militaires de la Mer Rouge, l’Égypte, Israël et l’Arabie Saoudite. Ainsi, l’histoire a montré que tout renforcement de la puissance aérienne saoudienne n’était autorisée que si Israël disposait d’un renforcement comparable de ses moyens de défense, et Washington s’interdisait d’exporter à l’Arabie Saoudite ou à l’Égypte des moyens de frappe en profondeur qui ne pouvaient être contrés ou surpassés d’une manière ou d’une autre par les forces israéliennes. L’achat par l’Arabie Saoudite d’un grand nombre de Rafale, des avions capables de missions de pénétration, de frappe en profondeur ou d’attaque en haute mer, serait vu par Washington comme une menace pour l’équilibre régional des forces, d’autant plus qu’Israël n’est pas prête de mettre en service ses F-35. Nul doute alors que les Américains usent de tout leur poids diplomatique et économique pour inciter leurs alliés saoudiens à rester fidèles à Boeing et BAE. Si cette insistance permet en plus à Riyad d’obtenir quelques ristournes supplémentaires auprès de son fournisseur anglais, les chances du Rafale en Arabie Saoudite fondent alors comme neige au soleil.
Pourtant, si cette vente très improbable devait avoir lieu, ce serait tout de même le signe que les bouleversements qui secouent actuellement le Moyen-Orient sont peut-être amenés à s’inscrire durablement dans le paysage géopolitique régional. Ce qui serait loin d’être anodin.
12 Comments
patrice Lecuyer
Excellente analyse ..
Patrice Lecuyer
Denis
Merci pour cette analyse 🙂
François
Vous décrivez le Typhoon comme un avion britannique en oubliant qu’il est aussi Allemand, Italien et Espagnol avec souvent des missiles américains.
Or il y a un grand froid entre Berlin et Riyad depuis le refus de vente de tanks Leopard 2 et des critiques ouvertes sur les manques de démocratie.
Le fait que les 4 coproducteurs ne veulent pas tous développer les capacités Air-Sol du Typhoon (pas de réservoirs conformes, pas de capacité anti-navire, pas de capacité de reconnaissance, …) doit refroidir les Saoudiens.
Le refus net des USA de leur vendre le F-35 a été aussi mal vécu.
Yannick SMALDORE
Je ne suis pas rentré dans tous les détails, l’article était déjà assez long, mais évidemment, le Typhoon est un avion européen. Néanmoins, la commercialisation de l’Eurofighter en Arabie Saoudite se fait dans le cadre du contrat Al Salam entre Londres et Riyad, c’est donc bien une vente britannique, un avion acheté aux Anglais, et pas aux Européens. D’ailleurs, les partenaires de Londres n’avaient pas été enchantés que les Britanniques réduisent leurs commandes au profit des livraisons saoudiennes (le contrat initial prévoyait que les exportations se feraient en plus des achats de chaque pays, mais au final les Typhoon saoudiens ont été prélevés sur les commandes anglaises, et les Typhoon autrichiens sur les commandes allemandes, je simplifie beaucoup).
Les tensions entre l’Arabie Saoudite et l’Allemagne entrent donc très peu en compte dans les négociations pour un “Al Salam 2” pouvant porter sur 72 Typhoon supplémentaires.
Pour les capacités air-sol développées spécifiques, il n’y a aucune raison que ça refroidisse les Saoudiens, puisqu’elles seront justement développées pour le compte de leur allié et fournisseur historique, le Royaume-Uni. Même si les Anglais financent seuls ces capacités, ça ne veut pas dire qu’elles ne seront pas mises en service (après tout, la France finance bien l’intégralité des fonctionnalités et des mises à jour du Rafale) ou que les autres pays pourront en bloquer l’exportation.
Au contraire d’ailleurs, puisque ces capacités seront mises en avant par l’ensemble des 4 partenaires sur leurs marchés respectifs, ce qui est dans l’intérêt de tout le monde. Surtout des Anglais d’ailleurs, qui récupèreront une plus grande part du gâteau à chaque exportation de Typhoon multirôle (fort logiquement, puisque ce sont eux qui ont investit). D’ailleurs, a priori, les Typhoon vendus par l’Italie au Koweït disposeront des fonctionnalités développées par et pour les britanniques.
Et, oui, le refus de vente des F-35 par les USA a été mal vécu, mais c’était un refus assez logique. Tant qu’Israël n’aura pas mis en service ses propres F-35, l’exportation de cet appareil aux pays du Golfe sera très contrôlée, voire rendue strictement impossible. Si Boeing en a profité un peu, ce sont surtout les Européens qui vont en bénéficier pendant quelques années.
Ganfoud
Encore une fois, un tres bon article de fond!
J’ai vu recemment (il y a un an ou deux) passer un autre exemple des saoudiens utilisant les francais comme lievre pour faire plier les britanniques…
Yannick SMALDORE
Peut-être s’agit-il de l’histoire des munitions pour le Typhoon (AASM vs Paveway IV) que j’évoque dans l’article ? Il y a sans doute d’autres exemples qui ne me viennent pas en tête à l’instant, mais effectivement, ce n’est pas un fait nouveau. La plupart des analystes ont évacué cette rumeur pour cette raison, et ils avaient parfaitement raison de le faire. Au final, cette rumeur était surtout l’occasion de parler de la situation géopolitique de la région, car elle est très profitable (sans doute temporairement) aux Européens, et on n’a pas fini d’entendre parler de gros contrats dans la région !
chill
bon article qui nous laisse supposer que cette vente est impossible mais que tout est possible en ces temps troublés, personnellement je crois plus à une vente aux EAU, évidement mais également à l’ Arabie Saoudite qu’à l’Inde malgré les accords et annonces en cascades …
Yannick SMALDORE
C’est exactement ça. J’ai d’ailleurs rajouté une phrase à la conclusion pour appuyer ce fait. Mon analyse est qu’il est très très hautement improbable qu’une telle vente ait lieu si on prend en compte l’histoire de la région et l’état actuel des relations internationales au sens large (entre pays de la région, entre AS et alliés occidentaux, entre les postures de ses alliés etc.)
Mais personne (enfin si, quelques analystes comme Jancovici n’en ont pas été surpris) n’aurait pu prévoir en 2010 les changements brutaux que toute la région allait subir. Il serait donc très présomptueux de ma part de parler de vente “impossible”.
Au contraire, si elle devait avoir lieu, ce serait un puissant indicateur de bouleversements structurels majeurs, une fois remise dans son contexte du moment.
Rémi
Même si cette rumeur n’est pas vraiment fondée, la position de lièvre du rafale montre bien qu’il a un énorme potentiel à l’exportation. Il est bien concurrentiel et cela finira par payer.
Dans plusieurs années, face à ses concurrents vieillissants (ou hors de prix), son évolutionarité fera la différence…
Collectionneur
Je signale une erreur de date et un mot absent sur la légende du F-15 saoudien. Il y est indiqué “opération Desert en 1992”, la Tempête du Désert à bien eu lieu en 1991 🙂
Bonne continuation
Yannick SMALDORE
Erreur corrigée. La date est la bonne, mais il s’agit de l’opération Southern Watch qui appliquait la No Fly Zone au dessus du sud de l’Irak après la Guerre du Golfe.
Julien ZEKPON
Cet article m’est d’une grande utilité, en ce sens que cela m’aide à finaliser une note technique sur l’europe et l’armement. Je suis diplomate en poste à Copenhague et je suis actuellement des cours de Master à distance à l’IRIS Sup France.