Force est de constater, du moins au début, que la conquête de l’espace n’a été qu’un sous-produit de la recherche militaire. Les chercheurs et ingénieurs cherchaient avant tout à mettre au point des moyens de délivrer des têtes nucléaires sur le territoire ennemi, tout en empêchant celui-ci d’en faire de même. C’est pourquoi toute la période de la guerre froide a vu les plus grandes avancées en matière d’exploration spatiale, et aujourd’hui encore, les forces armées sont des utilisateurs incontournables des systèmes spatiaux.
En particulier, les satellites s’avèrent être un outil essentiel, et même, pour les armées les plus avancées technologiquement, absolument indispensables. Pour l’essentiel, les rôles des satellites militaires sont identiques à ceux des satellites civils :
- Communication
- Géolocalisation (systèmes de type GPS, dont nous reparlerons dans un prochain article)
- Observation de la terre (“satellites espions”)
Le fait même que toutes les armées modernes dépendent (à des degrés divers) de moyens spatiaux implique qu’en cas de conflit majeur entre pays très avancés, l’espace deviendrait probablement un champ de bataille, au même titre que les continents, les océans et l’atmosphère.
Toute opération militaire nécessite une grande coordination, et donc des communications fiables et sécurisées entre les différentes unités, les postes de commandement, etc. Les satellites de télécommunications (SatCom) permettent aux troupes dotées de moyens relativement portables, de communiquer avec n’importe quel point du globe de façon sécurisée. Dans la pratique, les SatCom sont souvent la seule option permettant de communiquer sur de très longues distances. Par exemple, la France et le Royaume-uni ne peuvent communiquer avec les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins que par le biais de liaisons satellites à très basse fréquence (les ondes à très basse fréquences sont les seules à pouvoir se propager sous l’eau). Les USA et la Russie disposent aussi de tels systèmes, mais ont, en cas d’indisponibilité des SatCom, des antennes terrestres utilisant des fréquences encore plus basses.
Dans la pratique, les satellites de télécommunications militaires sont très similaires à leurs homologues civils, la seule différence étant le soin particulier apporté à la sécurité des transmissions (cryptage des données…). C’est pourquoi un certain nombre de SatComs militaires servent aussi aux communications civiles, en temps de paix.
Les orbites utilisées dépendent des applications, mais la plus commune reste l’orbite géostationnaire. Cette orbite, située à 36.000 km d’altitude au niveau de l’équateur, permet à un satellite de rester immobile au dessus d’un point à la surface de la terre. Le satellite apparaît donc vu du sol comme immobile, ce qui rend le pointage d’une antenne vers le satellite facile et efficace. En outre, un satellite ainsi placé peut couvrir une très grande zone (théoriquement, jusqu’à la moitié de la planète, dans la pratique, une ellipse de quelques centaines de km de rayon).
Certains SatComs utilisent néanmoins des orbites plus exotiques, comme les satellites russes “Molniya”, à usage mixte civil et militaire, dont l’orbite leur permet de couvrir les régions situées très au nord, comme la Sibérie.
Les satellites de reconnaissance sont des outils formidables : ils profitent d’un point de vue idéal, ne violent pas l’espace aérien des pays survolés (ce qui évite tout souci politique et diplomatique), et sont (presque) impossible à abattre. Les satellites espions sont nés dès les années 50, et les premiers modèles utilisaient des caméras argentiques, ce qui voulait dire qu’il fallait trouver un moyen de récupérer les négatifs afin de les développer. Ceci s’est avéré très complexe, car le satellite devait envoyer les films dans une petite capsule, qui pouvait ne jamais être retrouvée, voire tomber entre les mains ennemies. Malgré ces soucis, les satellites-espions de la 1ère génération (Corona aux USA et Zenit en URSS) furent considérés comme des succès.
Pendant la guerre froide, le rôle principal des satellites de reconnaissance était d’observer les capacités nucléaires de l’adversaire, en photographiant les installations comme les silos de missiles et les bases aériennes. Paradoxalement, ils ont joué un rôle de paix, en permettant le contrôle de l’application des traités SALT (Strategic Arms Limitation Talks) et START (Strategic Arms Reduction Treaty) : par exemple, les carcasses des bombardiers nucléaires américains démantelés pour répondre aux exigences des traités étaient disposés dans des déserts, permettant aux satellites soviétiques de les photographier et de les compter afin de vérifier que le nombre d’avions détruits correspondait à celui prévu par les accords.
De nos jours, les satellites-espions peuvent emporter divers types de capteurs :
- Les caméras numériques sont les capteurs les plus fréquents. Associées à des instruments d’optique d’une très grande précision, elles sont capables de prendre des photos d’une résolution de quelques centimètres au niveau du sol, ce qui est largement suffisant pour, par exemple, identifier un véhicule, cartographier un ensemble de bâtiments, etc.
- Les capteurs Infrarouges (IR) permettent une observation de nuit, et sont très utiles pour repérer des sources de chaleurs, comme des véhicules, des bâtiments chauffés etc. Ils sont suffisamment sensibles pour repérer des traces de véhicules plusieurs heures après leur passage.
- Les capteurs radars sont fortement complémentaires des systèmes optiques. En effet, ils ont une résolution légèrement inférieure, mais ils bénéficient d’un énorme avantage: ils sont efficaces de jour comme de nuit, et par tous les temps.
- Les capteurs SIGINT (SIGnal INTelligence : ELINT=ELectronic INTelligence, renseignement électronique + COMINT = COMmunication INTelligence, renseignement communication) permettent de relever et d’espionner les sources radio et radars, comme les réseaux de communications, les centres de défense aérienne, etc. Par exemple, avant l’opération Harmattan/ Odyssey Down en Libye, les satellites SIGINT & ELINT occidentaux ont permis d’établir une carte de tous les radars des forces pro-Kadhafi, qui ont alors pu être rapidement neutralisés par des raids aériens ou des missiles de croisière.
Les données collectées par les satellites de renseignement militaires peuvent aussi être utiles aux civils, notamment dans les domaines scientifiques, agricoles et assistance aux populations victimes de catastrophes naturelles. Certains satellites sont donc utilisés par des opérateurs civils. Les images prises par les satellites optiques militaires français sont aussi utilisées et exploitées par l’agence civile SPOT images.
La plupart des satellites espions sont positionnés en orbite basse, de 400 à 800 km d’altitude. Lorsque des images très précises sont requises, certains satellites peuvent temporairement se placer sur des orbites encore plus basses afin de se rapprocher de leur cible. Cela n’est possible que pour de courtes périodes, car à moins de 400 km, l’atmosphère est suffisamment dense pour ralentir les satellites, les forçant à consommer du carburant pour maintenir leur altitude.
La plupart des satellites de reconnaissance sont placés sur des orbites polaires, qui leur permettent de couvrir la totalité de la surface terrestre grâce à la rotation de la terre. Certains modèles modernes sont même capables de modifier leur trajectoire afin de repasser plus rapidement au dessus d’un point d’intérêt.
Comme nous l’avons vu, les armées modernes reposent en grande partie sur des moyens spatiaux pour leurs communications, leurs capacités d’observation et de localisation .En cas de conflit entre deux puissances spatiales, endommager le réseau de communications de l’adversaire pourrait par exemple avoir un effet décisif sur le sort des armes. C’est pourquoi un certain nombre de pays ont développé des armes anti-satellites (Anti SATellite weapons, ASAT).
Dans la pratique, il est relativement aisé pour n’importe quel pays disposant d’une industrie spatiale de créer des armes ASAT.
Il suffit de:
- Un moyen permettant la détection et le suivi des satellites. Il est possible d’utiliser des instruments optiques (télescopes), ou bien des radars comme le radar français GRAVES.
- Un moyen de détruire le satellite adverse, ou du moins de le mettre hors-service : La méthode la plus directe consiste à viser le satellite avec un missile intercepteur, comme l’Air Launched Miniature Vehicle américain.
A la fin de la guerre froide, les USA, l’URSS et la Chine ont testé de telles armes. Elles se sont révélées efficaces et relativement simples à mettre en œuvre, mais présentent néanmoins des inconvénients majeurs :
- Ces méthodes présentent des risques importants pour tous les satellites à proximité, amis comme ennemis. C’est particulièrement vrai pour les premiers intercepteurs spatiaux, prévus pour employer une tête nucléaire. Quel que soit le moyen utilisé, la destruction d’un satellite génère une grande quantité de débris, qui présentent un grand danger pour tous les objets présents sur la même orbite.
- Ces armes reposent sur le lancement d’un micro-satellite en orbite (que ce soit un intercepteur ou un laser embarqué). Or un lancement coûte cher, et requiert des mois de préparation. Il est donc impossible de réagir dans l’urgence à une attaque.
Ces problèmes peuvent être résolus en positionnant en avance des armes anti-satellite en orbite. Toutefois ceci est interdit par le Traité de l’Espace de 1967. En dépit de cette interdiction, la station spatiale soviétique Saliout 3, lancée en 1974, était équipée d’un canon de 23mm Rikhter R-23 (le modèle équippant les bombardiers Tu-22) dans le but de la défendre contre d’éventuels intercepteurs américains… Ces derniers, de leur côté, avaient un programme de bien plus grande ampleur : l’Initiative de défense stratégique (IDS). L’IDS, aussi appelée “programme Star Wars”, reposait sur de nombreuses stations sol et orbitales, comprenant des silos de missiles anti-satellites, des lasers orbitaux visant à détruire les missiles ennemis, des stations-radars etc. Ce projet est resté à l’état embryonnaire : il s’agissait principalement d’un coup de poker destiné à forcer les soviétiques à développer un programme similaire. De ce point de vue, ce bluff monumental a dépassé toutes les espérances : l’URSS aura injecté des sommes astronomiques dans des programme de défense spatiale, sans grand résultat d’ailleurs. L’aboutissement de ces recherches a été le satellite-tueur “Polyous”, équipé d’un laser de très forte puissance destiné à détruire les satellites et les missiles balistiques de l’OTAN. Le prototype a été lancé en 1987, mais une défaillance de la fusée “Energia” l’a empêché de circulariser son orbite, et il a brûlé dans l’atmosphère terrestre.
De nos jours, ces technologies sont considérées comme à la fois peu efficaces et problématiques d’un point de vue diplomatique. La mise hors-service de satellites passe par l’emploi de brouillage des communications, ou éventuellement par l’utilisation d’un laser sol-espace permettant de brûler les fragiles capteurs et panneaux solaires d’un satellite adverse, plutôt que par sa destruction complète.
Les satellites jouent un rôle crucial dans les opérations militaires modernes, que ce soit pour le renseignement ou les communications. L’un de leurs avantages est d’être très difficiles à éliminer : les détruire physiquement est possible, mais cela requiert des moyens importants et une planification minutieuse.
Il est généralement tout aussi efficace et plus facile d’empêcher leur fonctionnement par des méthodes de brouillage. Dans le futur, on peut même imaginer que la principale menace pesant sur les satellites militaires, en particulier de télécommunications, viendra du cyberespace : des pirates informatiques bien organisés et bien équipes pourraient être en mesure de rendre un satellite inopérant, voire d’en prendre le contrôle.
De leur côté, les satellites militaires eux-mêmes sont en constante évolution. Le X-37 de l’USAF pourrait être un exemple des futurs satellites-espions.
Le X-37B est un véhicule orbital réutilisable, de type “avion spatial” non piloté. Il a volé pour la première fois en 2010. Son rôle et ses caractéristiques sont néanmoins tenus largement secrets. On peut toutefois conjecturer au vu des informations disponibles que :
- Il est capable de tenir l’espace pendant environ 2 ans, et est réutilisable (il atterrit de la même manière que feu les navettes spatiales).
- Il est doté d’une soute à équipement, ce qui lui permet d’embarquer une charge utile différente en fonction de la mission. Il pourrait même être utilisé, là encore comme la navette spatiale, pour embarquer des satellites plus petits en orbite, en ramener sur terre, voire capturer des satellites ennemis.
- Disposant de plus de carburant et de moteurs plus puissants que les satellites traditionnels, il est probablement capable de manœuvrer et de changer d’orbite assez facilement.
- Lors de ses trois vols, il était placé en orbite polaire, ce qui semble indiquer qu’il ait été utilisé comme satellite-espion, probablement avec des caméras et autres capteurs dans sa soute à équipements.
2 Comments
Manuel Heitz
Bien résumé, super article. Je rajouterais que les derniers satellites militaires disposent d antennes reconfigurables permettant de couvrir des zones de conflit différentes … Un jour l Afghanistan, puis la Syrie …
Rémi
“Les chercheurs et ingénieurs cherchaient avant tout à mettre au point des moyens de délivrer des têtes nucléaires sur le territoire ennemi, tout en empêchant celui-ci d’en faire de même.”
Pour être un peu plus optimiste sur la nature humaine, il est bien de préciser tout de même que les chercheurs sont plutôt pacifistes.
Von Braun, par exemple, plaçait la conquête spatiale avant tout. Les solutions adoptées pour ses moteurs étaient optimisées pour lancer des objets en orbite. Mais il recevait son financement des nazis qui eux, voulaient des missiles intercontinentaux. Et bien sûr, il mettait en avant cette dernière capacité afin d’avoir son financement… Einstein aussi travaillait sur l’atome pour le bien de l’humanité. Il a fait la bombe malgré tout pour financer ses recherches…