C’est à la lumière d’un texte de Paul Manson, général de l’armée canadienne à la retraite, et désormais directeur de Lockheed Martin Canada que nous pouvons nous rendre compte de la manœuvre engagée par les supporters du F-35 pour tenter de l’imposer au Canada, en déclarant que toute compétition est inutile, puisque l’avion est supérieur en tout point. Analyse.
Contenu du discours de Paul Manson
Pour commencer, et après avoir énuméré les raisons qui font que l’achat d’un avion de combat est nécessaire face à l’instabilité géopolitique mondiale, Paul Manson tente de se défaire des critiques formulées à l’encontre du F-35 :
« Alors pourquoi le programme canadien est-il sorti de ses rails si violemment? À cause de la vulnérabilité de l’avion face aux critiques sur les prévisions des coûts et des problèmes techniques. Ces deux raisons découlent du fait que l’avion est totalement nouveau. »
Et juste avant cela, il apporte un argument imparable. L’avion a une génération d’avance sur tous les autres prétendants, et c’est certainement la raison pour laquelle le F-35 a été choisi par les États-Unis, la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, Etc.
Puis Paul Manson pose une question :
« Dans le contexte canadien, devrait-il y avoir une compétition officielle ? »
Oui… Dans un pays démocratique, quelqu’un ose poser cette question. Il faut poursuivre la lecture pour tenter de comprendre le point de vue de l’auteur.
Pour cet ex-général, si une compétition suit une logique tout à fait compréhensible, elle présente des problèmes.
« Étant donné que la supériorité opérationnelle du F-35, il est difficile d’imaginer qu’une évaluation juste et réaliste pourrait arriver à une autre conclusion. Un avion concurrent moins capable, même moins cher, exposerait à une prise de risque stratégique grave et pourrait être interprété comme un gaspillage de l’argent du contribuable. Il a même été préconisé par certains que l’énoncé du besoin opérationnel soit édulcoré de façon à permettre à d’autres candidats de pouvoir rejoindre la compétition. Pour des raisons qui devraient être évidentes, ce serait contraire à l’éthique. Mais l’argument le plus sérieux à l’encontre d’un lancement d’une compétition officielle, est que cela retarderait considérablement une décision, ce qui nécessiterait de couteuses modifications pour maintenir les Hornet vieillissants en état de vol.
Compte tenu de ces réalités, dont le résultat est rationnellement prévisible, il serait douteux que le gouvernement puisse procéder, de bonne foi, au lancement d’un appel d’offres. »
Puis il termine par le volet des compensations industrielles :
«Enfin, au-delà de la dimension militaire, la sélection du F-35 donnerait à l’industrie Canadienne un flot continu de travail de haute technologie sous la forme de retombées industrielles. »
M. Manson cite 600 millions de dollars de contrats déjà passés avec les industries canadiennes. Nous ajoutons que selon les chiffres fournis par les industriels, une participation du Canada au programme F-35 pourrait à terme générer jusqu’à 9,5 milliards de dollars pour l’industrie Canadienne.
Cette lettre, bien qu’habillement tourné, est un énorme aveu de faiblesse. La manœuvre est grossière, et Lockheed Martin tente d’imposer un choix à un gouvernement d’un pays démocratique. C’est tout simplement scandaleux, et nous allons vous exposer notre point de vue.
Les performances du F-35 sont contestables
Le F-35 est bien un avion de nouvelle génération. Comprendre par là qu’il va remplacer toute une génération d’avions de combat entrés en service depuis la fin des années 1970, et constamment modernisés depuis. Aux USA, le F-35 doit notamment remplacés la multitude de F-16, a-10 et F-15E. Ce qui est vrai pour les USA ne l’est pas forcément pour les autres pays. Les avions avec lesquels le F-35 pourrait être opposé, comme les trois eurocanards européens (Eurofighter, Gripen et Rafale), ou même le Super Hornet américain sont également des appareils de nouvelle génération. Une dizaine d’années seulement séparent l’apparition de ces jets, alors que chacun d’entre eux aura une durée de vie d’au moins quarante ans désormais.
Paul Manson argue que le F-35 est opérationnellement supérieur à tous les autres avions de « génération précédente ». Tiens donc. Mais sur quels faits se reposent ces allégations ? Aucun.
Les nouvelles générations d’avion de combat ont toutes ceci en communs que leur système de combat est entièrement numérisé, et totalement intégré. Ils font tous appel, partiellement ou en totalité, à la fusion des données des capteurs. En plus de la qualité matérielle des composants embarqués par les avions, c’est surtout la programmation logicielle qui rend l’avion de plus en plus capable d’appréhender son environnement, et de tenter de le maîtriser.
Or, le développement des logiciels du F-35 a pris énormément de retard. Au point que l’USAF accepte désormais d’annoncer une IOC (Initial operating capability) en 2016, avec des capacités bien inférieures, et très parcellaires par rapport à ce qui était prévu au départ du programme. L’arrivée d’un standard complet, le block 5 permettant à l’avion d’être utilisé dans toute une palette de missions sans lesquelles l’avion ne saurait être décrit comme multirôle, n’est pas attendue avant 2018 selon les prévisions du constructeur. Avec un retard pris de 13 mois en seulement un an de travail (sic), le premier standard logiciel (Block 2B) est désormais prévu pour mi-2015. Certains analystes prédisent que l’avion ne sera pas réellement opérationnel avant le début des années 2020.
Au vu de ces dates, comment pourrait-on annoncer la supériorité supposée d’un avion de combat, dont toutes les capacités ne sont pas encore développées, face à des appareils opérationnels et éprouvés ? Pourquoi alors, ne pas opposer, dans une compétition honnête, les capacités du F-35 aux futures capacités des Eurofighter, Gripen NG, Rafale ou de l’Advanced Super Hornet ?
Lockheed Martin sait très bien que le lancement d’une réelle compétition ne sera certainement pas à l’avantage de son avion. Plus cher, et momentanément incapable.
Lorsque Paul Manson se défend des difficultés techniques rencontrées en les justifiants par la mise au point d’un avion totalement nouveau, il a partiellement raison. Les F-22 et F-35 ont ceci en commun qu’ils sont fabriqués par le même constructeur qui, avec ces deux programmes a accumulé des années de retard. D’autres programmes militaires qu’ils soient américains ou étrangers n’ont pas connu autant de déboires techniques.
Les 15 000 heures de vol cumulés par la centaine de F-35 déjà construit ne sont pas non plus un argument recevable. Il s’agit là de vol presque exclusivement réalisés dans le cadre d’essais, et comprenant nombre de restriction hallucinante pour un avion censé avoir démontré des capacités opérationnelles supérieures à tous les autres avions.
Par exemple, et après 8 ans de développement, les pilotes ont interdiction de franchir le mur du son, de voler à moins de 40 km d’un orage, d’utiliser le moindre équipement de guerre électronique, ou encore de dépasser un taux de descente de 30 mètres/secondes, un angle d’attaque supérieur à 18°, et de rester dans une accélération comprise entre -1 et + 5Gs.
Le F-35 n’est pas le mieux placé sur le plan économique, ni sur le plan des compensations industrielles
Au niveau des compensations économiques, le F-35 est également très mal placé au Canada. Potentiellement, tous ses concurrents sont à même de proposer bien plus de retombées industrielles. Technologiquement parlant, le Canada possède une industrie aéronautique le rendant capable de pouvoir intégrer la maintenance et le support et l’évolution à long terme de n’importe quel avion. Sauf que le F-35 étant la chasse gardée des états unis d’Amérique, l’accès à de nombreuses technologies restera bloqué.
Le gouvernement du Canada a décidé de repousser sa décision concernant le lancement d’un appel d’offre international. Et cela n’est pas sans effets. Bien qu’ayant déjà contacté différents constructeurs via un RFI (Request For Information), une grande partie des constructeurs ne peuvent plus se payer le luxe d’attendre. Autant la construction du F-35 débute à peine que ses principaux concurrents vont bientôt être contraints de fermer leurs usines d’assemblage faute de commandes (voir cet article).
De fait, il se pourrait bien que l’Advanced Super Hornet, le concurrent le plus sérieux du F-35, ainsi que l’Eurofighter Typhoon 2 ne tirent leur révérence avant l’ouverture du bal. Ne resterait face à l’avion de nouvelle génération que le Rafale et éventuellement le Gripen, qui n’a mystérieusement pas répondu au RFI, malgré d’indéniables qualités sur ce dossier.