La presse est un bon baromètre. Elle permet de se faire une idée relativement précise des opinions en cours dans un domaine précis, à l’instant T. Je déplore cet état alors que la mission de la presse devrait être d’informer et d’analyser plutôt que de se contenter de suivre une opinion générale.
Pour preuve, un site tel que « Le monde » publie coup sur coup ce qu’un journaliste pourrait assimiler à un travail de stagiaire, où les préjugés remplacent un véritable travail de recherche, de recoupage et d’analyse. Après une première publication raillant l’incapacité de la France à placer son avion, osant même l’adjectif « invendable », on nous sert aujourd’hui une analyse économique farfelue en pointant cette fois-ci « l’erreur » de la montée en gamme des avions de combat nationaux. L’article est disponible ici, et maintenant qu’il n’est plus dédié à l’édition abonné, je me permets cette tribune publique pour tenter, à mon humble niveau, de remettre certaines choses dans leur contexte en répondant à cet article démesurément hautain.
« Au terme de douze ans de gestation, le méga contrat de 36 avions de combat destinés à équiper l’armée brésilienne a été remporté mi-décembre 2013 par le constructeur suédois Saab, pour un montant total avoisinant les 4,5 milliards de dollars (3,3 milliards d’euros). Le petit monoréacteur JA 39 Gripen s’est imposé face aux puissants biréacteurs Boeing F/A-18 Super Hornet et Rafale de Dassault Aviation. »
Ce qui me fait « tiquer » ici, est l’utilisation du terme « méga » en citant ce contrat. L’achat de 36 appareils n’est pas ce que nous pourrions appeler un méga contrat. Il est important de souligner aussi que le même journal lors de sa précédente publication n’envisageait pas le contrat indien, pourtant en négociations exclusives avec le GIE Rafale International comme acquis (et avec raison), il serait donc de bon ton de traiter l’information entre le Brésil et Saab de la même façon. L’avion a été sélectionné, mais rien n’a encore été signé.
« Pour le constructeur français, cette nouvelle déconvenue est difficile à encaisser tant il est vrai que les conditions du succès semblaient – enfin – réunies. Si la supériorité technique de l’appareil français était, comme à l’habitude, évidente, la diplomatie semblait pour une fois pencher également du côté français.
LA DIPLOMATIE FRANÇAISELe scandale des écoutes de la NSA déclenché par Edward Snowden avait en effet définitivement compromis les chances de l’appareil américain, tandis que la diplomatie française, Nicolas Sarkozy et François Hollande en tête, n’avait pas ménagé ses efforts. Dès lors, comment expliquer que le Brésil ait fait le choix d’un appareil moins performant, soutenu par un pays à la diplomatie plus connue pour sa discrétion que pour ses capacités de lobbying ?»
Niveau diplomatique, depuis le revers infligé à brasilia par Nicolas Sarkozy en 2010 concernant une disposition commune au sein de l’ONU concernant le dossier du nucléaire iranien, le vent avait considérablement tourné, et le président Lula n’avait alors rien signé. Le Gripen avait toujours eu la préférence du commandement de l’armée, et le Super Hornet pêchait par un transfert de technologie que Washington n’aurai jamais avalisé. L’affaire Snowden, bien qu’elle ai eu des répercutions au niveau de l’image que le peuple brésilien se fait des états unis n’aurait pas eu de répercussions sur ce marché. C’est du moins l’avis de spécialistes bien plus concernés dans ce domaine.
Côté vente, bien qu’il y ai un support évident de la diplomatie suédoise, il ne faut pas oublier que l’avion est commercialisé à l’international par le très britannique BAE qui, niveau Lobbying, sait très bien ce qu’il fait.
« Si la technologie et la géopolitique ne sont pas en cause, c’est sans doute du côté des spécifications du marché qu’il faut chercher les raisons de cet échec. Comme l’a annoncé le 18 décembre 2013 le ministre brésilien de la défense Celso Amorim, « le choix s’est fondé sur l’équilibre entre trois points : le transfert de technologie, le prix de l’avion et le coût de son entretien ».
Pays sans ennemi, le Brésil n’a guère besoin du nec plus ultra des appareils de combat pour surveiller ses frontières. Il a donc logiquement choisi de privilégier l’appareil le moins complexe et par conséquent le moins coûteux tant à l’achat qu’à l’exploitation.
Après la Suisse en 2011, la décision brésilienne met une nouvelle fois à mal la stratégie de montée en gamme de Dassault Aviation engagée avec le Rafale. Pendant près de cinquante ans, Dassault Aviation a accumulé les succès à l’export avec les chasseurs Mystère et Mirage. De l’Argentine à l’Australie en passant par Israël, ces avions simples et performants (comparés aux appareils américains concurrents) ont équipé avec succès des dizaines de forces aériennes dans le monde. »
Nous voici ici au cœur de la pensée de l’auteur. Le mauvais positionnement du Rafale face à sa concurrence. La question mérite en effet d’être posée. Malheureusement, elle est développée avec des arguments complètements erronées. Premièrement, ce n’est pas Dassault Aviation qui a fait le choix de « monter en gamme ». Le Rafale, bien qu’il soit conçu par le constructeur national, n’est qu’une réponse à un cahier des charges établi par son principal client, l’état français. Si donc un fautif devrait être cité ici, l’auteur manque complètement sa cible. Il est à noter également que la décision de la Suisse eu pour conséquence un véritable séisme politique et engendra de vives polémiques. L’avion avait été classé moins bon que les minimas requis (voir cet article, avec une traduction du Rapport d’ArmaSuisse). Il faut aussi prendre en compte que Brasilia cherche également à se repositionner sur la scène internationale en modernisant fortement son armée
« Le Rafale a marqué une rupture avec cette approche. Avion multirôle, technologiquement très avancé, il est considéré comme l’un des meilleurs appareils au monde. Mais, s’il domine dans les airs le Soukhoï SU30 russe, l’Eurofighter européen et autres Saab JA 39 Gripen suédois, la réalité est bien différente dès lors que l’on parle contrats. Alors que le Mirage 2000 s’est vendu à 286 exemplaires dans 8 pays entre 1984 et 2006, son successeur attend toujours son premier contrat hors de l’Hexagone, vingt-sept ans après son premier vol ! »
Le Mirage 2000 a effectivement rencontré un succès à l’export, en 22 ans de disponibilité sur le marché. Mais puisque l’auteur fait une comparaison, comparons ce qui est comparable. Si la date du vol du prototype est prise en compte pour le Rafale, 1984 est l’année de mise en service du Mirage 2000 et non du vol de son prototype datant de 1978. Le premier vol du Rafale quant à lui ne date pas de 27 ans ; il fait référence au démonstrateur technologique Rafale A qui n’a que peu de rapport avec la version de série, mis à part certains choix de design et d’ergonomie. Le premier vol d’un véritable prototype date de 1991. Le programme connaîtra successivement plusieurs retards à cause des gouvernements ayant fait des choix après le bouleversement géopolitique induit par la fin du grand ennemi de l’est. L’avion n’est rentré en service dans une version multirôle qu’en 2007 au sein de l’armée de l’air, soit il y a seulement 6 ans.
Avec une grosse diminution des achats d’avions de combat par les différentes nations, associé à une paupérisation de plusieurs armées et un accroissement du prix des avions (aussi petits soient-ils), l’auteur compare 22 ans de carrière commerciale d’un avion présent sur un marché de l’armement très porteur aux 6 ans seulement de la carrière opérationnelle du Rafale, sur un marché post- guerre froide et miné par une crise récente (sauf pour les marchés asiatiques et moyen-orientaux, zones en plein réarmement).
« Mais les dirigeants de Dassault Aviation comme ceux de la France sont obnubilés par la réussite à l’export du fleuron de l’industrie aéronautique française, au point d’en perdre parfois le sens le plus élémentaire de l’analyse des besoins du client.
Depuis le rapport Gallois sur la compétitivité de l’industrie française paru en 2012, la stratégie de montée en gamme est quasiment élevée au rang de dogme par les responsables politiques et économiques français. Il ne se passe pas une semaine sans qu’un membre de l’actuel gouvernement, d’Arnaud Montebourg à Nicole Bricq, ne mette en avant cette stratégie comme la solution aux maux de l’industrie française et de son commerce extérieur.
Il faut dire que les exemples allemands, de l’automobile aux machines-outils, abondent et démontrent la pertinence du modèle. Il faut également souligner que les entreprises françaises qui réussissent à l’international sont en particulier positionnées sur des biens haut de gamme : avec plus de 11 % des exportations mondiales de produits haut de gamme, la France se place ainsi au 4e rang d’un marché stratégique. »
Non content de remettre une couche sur les dirigeants de Dassault Aviation (qui ne font que l’avion qu’on leur demande de faire je le rappelle) l’auteur compare désormais le marché des avions de combat à celui de l’automobile (sic!). C’est là où j’ai envie de le contredire fortement. Le Rafale est-il une montée en gamme par rapport aux précédentes productions nationales ? La question mérite e là aussi d’être posée. Il faudrait donc considérer que le Mirage 2000 était un avion d’une gamme moindre que celle du Rafale ? A quel niveau ? Technologiquement ? Certainement pas. Le Mirage 2000, comme le F-1 ou le célèbre Mirage-III ont toujours été des avions à la pointe de la technologie, fortement comparables aux productions occidentales. Ces avions, légers ont par contre toujours eu un handicap au niveau de leurs capacités (emport et autonomie notamment). La France avait premièrement besoin d’un avion pour que son armée puisse détenir la capacité de faire la guerre. Car ne l’oublions pas, l’armée française est le poing de la diplomatie de la France, une des cinq nations membre permanent du conseil de sécurité de l’ONU, possédant une politiquet ouvertement interventionniste.
Jusqu’à présent, l’armée de l’air française n’avait jamais réellement eu les moyens de ses ambitions, et avait toujours eu un retard capacitaire, nécessitant un fort soutien allié… Lors de la première guerre du Golfe, aucun avion français n’était capable de délivrer de l’armement de précision de nuit, et les bombes guidées laser étaient encore quasiment inexistantes de l’inventaire des armées. Même les porte-avions de la Royale ne servirent que comme de simples navires roulier et n’eurent aucun rôle opérationnel. Au Kosovo en 1999, les 2000D arrivaient à combler ce manque, mais avec de nouvelles lacunes. Les 2000C, purs intercepteurs étaient limités par leur configuration de l’époque avec un choix draconien à faire pour les missions d’escorte. Soit emporter des bidons supplémentaires, ou alors des missiles moyenne portée… En plus de cela, l’armée de l’air possédait une capacité Sead/Dead en fin de vie. Impossible donc d’intervenir au-dessus de la Serbie sans le soutien nécessaire, apporté par les américains avec leur Growler, ou les allemands et italiens avec leurs Tornado ECR.
Avec le Rafale, l’armée de l’air bénéficie d’une capacité d’entrée en premier sur un territoire ennemi. De plus, les capacités de l’avion lui permettent de faire ce que ne pouvait pas faire, ou très difficilement, le Mirage 2000 ; à l’image de la campagne en Lybie ou plus récemment lors de l’opération Serval. 4 Rafale, partis de Saint Dizier, ont réalisés ce que nous pourrions appeler un raid de portée stratégique, avec la capacité d’emporter 24 munitions air-sol. Avec des Mirage 2000, il aurait fallu utiliser 12 appareils biplaces pour obtenir le même effet. Avec le double de ravitailleurs, le triple d’avions et six fois plus de personnels naviguant, ainsi qu’un support au sol beaucoup plus conséquent. Le Mirage 2000, bien que moins cher à l’achat (ou même le Gripen puisqu’il faut comparer) n’aurait pas l’avantage de l’économie. Pour le même effet opérationnel, former et payer des heures de vols à trois fois plus de pilote, contraint une armée de l’air à payer une facture qui est loin d’être négligeable. Toujours aussi économique l’avion léger ? Tout dépend de ce que son acquéreur en fera…
« LA STRATÉGIE DE MONTÉE EN GAMME
D’une part, c’est un marché en forte croissance, porté par les pays émergents (au premier rang desquels Hongkong, la Chine, la Russie et les Emirats arabes unis), dont les importations mondiales de produits haut de gamme sont passées de 21 % en 2000 à 39 % en 2011. D’autre part, c’est un marché qui joue un rôle essentiel pour affirmer le positionnement et l’image de marque d’un pays : il est certain que l’ensemble des productions issues d’outre-Rhin bénéficient de l’image positive dégagée par l’industrie automobile allemande.
La réussite du Club Med, fondée sur une stratégie de montée en gamme engagée depuis près de dix ans, démontre la viabilité d’un tel choix stratégique pour une entreprise française à l’international, y compris en période de crise économique. Pour autant, il ne faut jamais perdre de vue que la montée en gamme doit s’accompagner d’une réponse pertinente adaptée aux besoins du client ainsi que d’une adéquation entre l’image de l’entreprise et le marché visé.
Les échecs répétés du Rafale à l’international, mais également de l’EPR d’Areva, devraient inciter les responsables politiques français à appréhender cette stratégie avec plus de réalisme. Cela permettrait peut-être d’éviter le constat « qu’en France les considérations de prestige prennent souvent le pas sur une analyse objective des données économiques… », Comme le disait Henri Ziegler, patron des Avions Breguet en 1966 à propos de Concorde, l’autre meilleur avion du monde et échec commercial retentissant. Souhaitons que la stratégie commerciale du Rafale lui réserve un avenir moins sombre. »
Où est la pertinence de comparer le modèle économique du marché du tourisme à celui de la défense? Car c’est bien de cela que nous parlons. Les choix de l’autonomie stratégique de la France doivent-elles être dictés par des considérations purement économiques ? Comme expliqué plus haut, l’acquisition un avion plus léger dans l’inventaire n’induit pas forcément une économie à long terme. Mais surtout, il handicape fortement la portée politique d’une nation qui se voudrait obtenir un siège permanent au conseil de sécurité de l’ONU.
Pour conclure, il serait urgent que certains médias, s’ils veulent rester sérieux, prennent en considération dans des dossiers aussi complexes, des questions telles que les capacités de combat, la géopolitique, au lieu de prendre seulement en compte l’aspect économique. Cela les pousse à écrire au kilomètre, des pages et des pages d’analyses qui n’ont aucune valeur, et qui sont complètements contre-productive pour leur image d’une part, mais fausse aussi complètement l’opinion des lecteurs qui n’auront pas forcément les compétences et/ou le besoin d’aller vérifier ce qui est dit.
Je terminerai en citant un ami, ancien grand reporter qui a dit ceci : « «Avec toutes les erreurs que je lis ou j’entends sur les sujets que je maîtrise, je me demande ce que je gobe dans les domaines que je ne connais pas ! »
3 Comments
Timothee
Entièrement d'accord mais avec une correction.
"[…]au lieu de prendre seulement en compte l’aspect économique."
Il n'y avait pas un brin d'économie dans cette article. Juste quelques vagues considérations de marketing et de management où Dassault est comparé au club med… Rien de surprenant vu l'organisme auquel appartient l'auteur…(ESC Dijon Bourgogne)
Autant pour la crédibilité d'un des principaux journaux français.
Anonyme
Le fondement (terme choisi avec soin) de l'article reste qu'il confond la réponse de Dassault à un cahier des charges de l'état et des choix industriels… Grave.
Nicolas
Super article !