C’est l’histoire peu commune d’un pilote d’essai qui, dans un brin de folie, se demanda qu’est ce qui pourrait bien se passer si il actionnait les aérofreins à Mach 2? Cette histoire se passe en Suisse, et la monture de notre pilote n’est autre que le fabuleux Mirage III. Nous sommes en 1969, et je vous laisse découvrir le texte, court et très bien narré, par le pilote lui-même.
“Lors de l’acquisition de nos Mirage III S/RS/BS, il fut décidé que nous procéderions nous-mêmes à l’élaboration du manuel de performances en nous basant sur la version “S”. La division “Recherche” de la Fabrique fédérale d’avions (F+W/Fo) fut chargée des calculs, alors que la section des vols d’usine du Service des aérodromes militaires (AMF/Werkflug) s’occupait de la présentation graphique des résultats. Quand à mon Bureau des performances de la Brigade d’aviation 31 (Perfos 31), dont j’étais le patron (et seul pilote pour un temps!), il était responsable de la vérification en vol des calculs et de la livraison des bases de correction éventuelle.
Dès les premiers vols, en 1969, nous avons remarqué des différences significatives entre nos mesures et les valeurs calculées, particulièrement flagrantes dans les performances d’accélération supersonique entre Mach 0.9 et 2.0, les temps d’accélération et la consommation totale étant jusqu’à 20% trop élevés. Des indices sérieux laissant à penser que ces écarts étaient dus à un déficit de poussée de nos réacteurs ATAR 9C-3, il fut décidé par toutes les instances suisses concernées (Trp ADCA, SAM, GDA, F+W et Sulzer), d’entente avec le constructeur AMD (Avions Marcel Dassault), de procéder à une campagne de mesures avec trois réacteurs fabriqués sous licence par Sulzer et un réacteur d’origine fabriqué par SNECMA (celui qui avait été utilisé pour les vols de réception en 1964/65), tous montés à tour de rôle et calés en permutation avec des réglages différents sur l’avion J-2323, mis à ma disposition pour les essais en vol opérationnels. Cette première campagne, qui se déroula dans le deuxième semestre de 1971, marqua le début d’un long processus d’enquête. Une deuxième campagne se déroula pendant l’hiver 1972/73, à laquelle participa un deuxième avion, le J-2301 que je venais de recevoir, les réacteurs faisant l’objet d’un nouvel étalonnage prescrit par AMD. Une troisième campagne suivit fin 1973, avec différents carburants (JP-1 et JP-4) et différentes lois d’évolution des souris. Enfin, début 1975, une quatrième campagne mit fin à cette longue investigation, lors de laquelle nous louâmes un réacteur à l’Armée de l’air française aux fins de comparaison. En fin de compte, nous réussîmes à combler environ la moitié des déficits constatés par de nouveaux réglages de nos réacteurs.
Lors de la première campagne, j’assumais tous les vols, en juillet et août parfois au rythme d’une accélération à Mach 2 par jour! Malgré leur répétition, de tels vols ne deviennent pas de la routine car ils sont très astreignants. Il est capital d’assurer une trajectoire quasi parfaite en altitude et en cap, sans dérapage, et il faut encore transmettre à chaque point de Mach les paramètres essentiels à l’ingénieur qui tient le protocole d’essais au sol: Mach, altitude, assiette de l’avion, dérapage, température tuyère et carburant restant. Ces données faciliteront grandement l’exploitation de la bande enregistrée par l’oscillographe d’essais embarqué. En plus, il faut vérifier que les souris débutent bien leur déploiement à M 1.25, que la survitesse du réacteur s’enclenche à M 1.4 et que la température tuyère reste en-dessous de la valeur-limite au-dessus de M 1.6. Le tout sous compression de temps, car à 11’000 mètres, le temps d’accélération de M 0.9 à M 2.0 varie entre trois et cinq minutes et demie, selon la configuration de l’avion et la température extérieure.
Il n’en reste pas moins que le cerveau trouve toujours un petit espace de fantasme pour y placer des idées farfelues. Au cours de ces vols, j’en viens à me demander ce qui se passerait si je sortais les aérofreins à Mach 2! Cela prend même la tournure d’une obsession. Je potasse et re -potasse le manuel de vol et finis par trouver une phrase disant que: ” il n’y a pas de limitation en vitesse à l’utilisation des aérofreins; ils peuvent être sortis dans tout le domaine de vol.”
Ce qui ne m’empêche pas de réfléchir; il y a quatre aérofreins, deux par aile, qui sont placés près du centre de gravité de l’avion et qui sortent symétriquement sur l’extrados et l’intrados de la voilure. Ils sont commandés par un petit basculeur situé sur l’extrémité de la manette de gaz et fonctionnent sur le principe du “tout ou rien”, soit “rentrés” ou “sortis”. Je me livre à un petit calcul dont je ne jurerais pas de l’exactitude, mais qui m’indique qu’à Mach 2 et à 11’000 mètres, ces petits volets d’environ 0,2 m² encaissent chacun une force de 1,3 tonne, ce qui donne un coup de frein équivalent à 5,2 tonnes! Cela me fait un peu frémir et je finis par prendre mon téléphone pour appeler mon vieil ami Jean-Marie Saget, pilote d’essais chez Dassault. Il paraît vraiment étonné par ma question, me dit qu’il n’a aucune idée si ça tient ou pas et me demande pourquoi, ciel ! je voudrais ainsi tuer une vitesse qui m’a coûté tant de pétrole pour l’obtenir. Voilà qui ne me rassure guère. J’appelle alors à Istres l’ingénieur d’essais Balcon, véritable encyclopédie vivante du Mirage III. “Cela devrait tenir, me dit-il; mais je n’ai pas souvenir qu’on n’ait jamais essayé et à vrai dire, je n’en sais rien!”
Voilà donc de quoi tempérer mon obsession. Mais l’être humain a toujours un petit côté paranoïaque. Un beau jour d’août 1971, alors que je viens d’atteindre Mach 2.0 sur le corridor supersonique n°4 (Thusis-Aigle), pratiquement à la verticale d’Aigle, mon pouce gauche dépasse ma raison et presse sur le basculeur. Le choc est épouvantable. Les bretelles de mon harnais s’enfoncent dans mes épaules sur lesquelles elles laisseront pour quelques jours une trace violacée du plus bel effet. Pendant une fraction de seconde je suis convaincu que mon avion part en miettes. Mais il n’en est rien: mon brave Mirage est resté bien droit sur son axe, les aérofreins sont toujours là et je les rentre sans problème. Comment voulez-vous ne pas être amoureux d’un avion pareil, qui pardonne sans broncher la folie de son pilote? J’ai honte de l’avoir ainsi fait souffrir…pour rien d’autre que mon égo. Mais, pour être honnête, je suis content d’avoir essayé. Je sais maintenant que si je dois un jour quitter mon avion en urgence alors qu’il vole à très haut Mach, je pourrai sans risque sortir les aérofreins pour réduire rapidement la vitesse et augmenter mes chances de survie en éjection. Mais plus jamais je ne le referais juste pour la beauté de la chose!”
source: http://www.amicaleaviation4.ch/html/1_4ea60.html
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