Si les années 2014 et 2015 ont été marquées par des regains de tensions, voire des conflits ouverts, dans de nombreuses régions du monde, l’année 2016 ne semble malheureusement pas montrer une inversion de la tendance. Moyen-Orient, Europe de l’Est, mer de Chine, Afrique du Nord… Autant de régions qui cherchent à renforcer leurs capacités de défense face à des agresseurs établis (Daesh, mouvements sécessionnistes…) ou potentiels (montée en puissance chinoise, ambitions internationales russes).
Une situation qui profite tout particulièrement aux principaux exportateurs d’armes, qui cherchent tous à se positionner sur ces marchés qui privilégient les livraisons rapides et les matériels éprouvés au combat plutôt que les technologies plus avancées mais encore en phase de maturation.
Signe fort de cette tendance, Lockheed Martin semble enfin assumer du bout des lèvres les retards pris par son F-35 afin de pouvoir surfer sur cette manne commerciale “d’urgence”. Le géant américain n’hésite d’ailleurs plus à proposer sur les marchés la nouvelle mouture de son vénérable mais toujours redoutable F-16. Bardé de nouvelles technologies et rebadgé “F-16V Viper”, cette nouvelle variante du best-seller américain est présentée comme une alternative bien plus économique aux appareils de 5ème génération. On goûtera l’ironie de la situation puisque, d’après la nomenclature américaine officielle, les seuls avions de cinquième génération en service ou commercialisés dans le monde occidental sont le F-22 et le F-35 tous deux fabriqués par… Lockheed Martin.
Bien que les États-Unis restent le principal exportateur d’armes au monde, le contexte géopolitique bouleverse aujourd’hui la suite du classement. Le retrait relatif de la diplomatie (et donc de l’implication militaire) américaine et anglaise du Moyen-Orient a clairement favorisé l’industrie française l’année dernière, avec des ventes au Qatar ou en Égypte notamment. Mais il semblerait que ce début d’année 2016 soit celui de la Russie, au moins en matière d’industrie aéronautique.
Plusieurs annonces ont été faites ces dernières semaines par les services officiels russes, montrant un dynamisme certain des équipes commerciales des industriels, mais aussi des services de communication officiels du Kremlin.
La Chine se modernise
La fin d’année 2015 avait été marquée par la vente de 24 Su-35 Flanker-E à la Chine. Ce contrat n’était en rien une surprise, puisque les négociations auraient commencées sérieusement en 2012, pour s’accélérer en 2014. Des sources russes indiquaient ainsi en novembre que la production des appareils destinés à la Chine avait commencé avant même la signature de l’accord.
Ce contrat a soulevé de nombreux questionnements. En effet, le nombre d’appareil semble dérisoire par rapports aux besoins opérationnels chinois, d’autant plus qu’aucun transfert de technologies n’est conclu dans l’accord. Mais la plupart des analystes s’accordent sur le fait que cela n’empêchera pas l’industrie chinoise de chercher à récupérer les briques technologiques sur lesquelles elle bute particulièrement, notamment au cœur du réacteur AL-41. On se rappelle ainsi que Sukhoï avait dénoncé un précédent contrat avec la Chine après qu’il fut révélé que Pékin produisait sa propre version du J-11, dénomination locale du Flanker, en dehors de accords de production sous licence. Certains vont jusqu’à dire qu’il pourrait s’agir du dernier achat d’avions de combat russes par la Chine, cette dernière ayant rattrapé l’intégralité de son retard technologique d’ici la sortie de la prochaine génération d’avions de combat, notamment en pillant allègrement les technologies du Su-35.
S’il est vrai que, avec deux programmes d’avions furtifs, le J-20 et le FC-31, la Chine n’est pas pressentie pour devenir un client du PAK-FA russe, il serait sans doute un peu rapide de penser que cet achat a pour seul but de faire un ultime retro-engineering. Déjà, on se rappelle que malgré deux décennies passées à étudier les réacteurs d’ancienne génération de la famille AL-31, l’industrie chinoise peine encore à obtenir des productions nationales du même niveau et reste dépendante de Moscou pour ses réacteurs les plus performants, notamment sur le JF-17 vendu et produit en partenariat avec le Pakistan. Mais surtout, les deux douzaines de Su-35 achetés seront livrés par la Russie et non construits sur place sous licence. Or, il est tout de même beaucoup plus simple de récupérer des technologies que l’on assemble ou fabrique sur place que celles se trouvant sur une poignée d’appareils en escadron.
Plus logiquement, ces Su-35 serviront sans doute à comparer la dernière production russe a l’ultime évolution du J-11 chinois. Les aspects techniques du Su-35 seront sans aucun doute disséqués en détails, et certains éléments seront peut être copiés directement. Mais, à court terme en tous cas, ce sont surtout les capacités globales de l’appareil qui intéressent la Chine, afin de pouvoir calquer les performances du J-11D et du J-16 dessus et le rendre éventuellement plus compétitif sur le marché international.
À l’heure où les tensions se font de plus en plus vives en Mer de Chine, ce ne sont pas deux douzaines de chasseurs en plus ou en moins qui renforceront significativement les capacités d’attaque et de défense chinoises. Mais le bras de fer qui oppose la Chine à la quasi totalité de ses voisins pousse ces derniers à moderniser leurs propres forces armées. Dans cette nouvelle course à l’armement qui vient de s’enclencher, les forces aériennes chinoises se doivent d’obtenir un accès, même mineur, aux technologies les plus avancées à leur disposition.
Indonésie: montée en puissance régionale
Après la Chine, c’est au tour de l’Indonésie d’annoncer l’achat de Su-35 pour remplacer ses vieux F-5, principalement au détriment du F-16V, même si les constructeurs européens avaient également tenté de se positionner sur ce marché. Si l’annonce d’un accord est apparu il y a quelques semaines, la sélection du Su-35 a cependant eu lieu à l’automne dernier. L’Indonésie opère déjà le Su-27 et le Su-30 en petit nombre, et il apparaît alors assez logique que leur force aériennes se dote de la nouvelle évolution du Flanker.
Cependant, certains analystes américains croyaient encore à une victoire du F-16V conçu dès le départ pour pouvoir être vendu neuf ou en rétrofit d’anciens F-16. Une victoire de Lockheed Martin aurait pu ouvrir la voie, à terme, à une uniformisation des F-16 en service en Indonésie, tout en attirant les grâces de Washington face à la montée en puissance du géant chinois. L’administration américaine avait en effet donné son accord en 2010 pour la livraison de 24 F-16 d’occasion, en plus d’une remise en état de la dizaine d’appareils déjà en service en Indonésie. Les cellules étaient offertes par Washington, et seule la remise à neuf et la modernisation des appareils restait à la charge de Jakarta. Une sélection du F-16V aurait contraint définitivement la force aérienne indonésienne (TNI-AU) à articuler le gros de sa structure opérationnelle autour de l’appareil de Lockheed Martin.
Mais la TNI-AU semble s’accommoder de micro-flottes et ne dispose pas des ressources financières et humaines pour une importante montée en puissance en ce moment. Si Lockheed Martin et Dassault, entre autres, ont tenté de convaincre le ministre de la défense Ryamizard Ryacudu d’opter pour un avion occidental, la TNI-AU n’a jamais caché sa préférence pour l’avion russe plus abordable. Mais ce sont surtout des facteurs politiques qui ont influencé le choix final: la force aérienne n’a jamais oublié l’embargo imposé par les États-Unis et, dans une moindre mesure, l’Union Européenne, suite à son intervention au Timor Oriental en 1999. Face à des tensions régionales grandissantes, l’Indonésie ne s’interdit pas d’intervenir de manière proactive pour la sauvegarde de ses intérêts, quitte à froisser certains de ses alliés. La Russie, qui n’a jamais émis la moindre protestation devant les agissements de Jakarta par le passé, apparaît alors comme un fournisseur fiable, à défaut d’être un véritable allié militaire.
Pourtant, Washington ne ménage pas ses efforts vis-à-vis de l’Indonésie. À l’heure de la bascule stratégique américaine vers l’Asie-Pacifique, la présidence d’Obama tend à vouloir normaliser les relations avec Jakarta. Mais l’Indonésie ne semble pas prête à prendre fait et cause pour Washington dans le bras de fer qui oppose la plupart des autres puissances régionales autour de la question des îles Spratley et Paracels. L’Indonésie n’est pas en première ligne sur ces questions, et elle tente de préserver aussi longtemps que possible ses rapports commerciaux avec l’ensemble de ses partenaires régionaux, de Singapour à l’Australie, en passant par la Corée du Sud et le Japon. Dans ce cadre, la Chine est un partenaire stratégique de Jakarta, à la fois son second fournisseur et son second client, mais aussi son principal concurrent commercial dans certains domaines.
Dans tous les cas de figure, la volonté d’hégémonie régionale de la Chine entraîne nécessairement une militarisation de l’ensemble de la zone, et rend la position géographique de l’Indonésie stratégique pour les lignes de ravitaillement alliées en cas de crise majeur. La défense de son territoire et de ses abords maritimes doit donc devenir une priorité pour Jakarta, qui réalise un important effort d’acquisition d’équipements modernes.
Et pourtant, même dans ce contexte, la TNI-AU a du se contenter d’un compromis. Seuls 10 ou 12 appareils semblent concernés par ce contrat qui pourrait être signé le mois prochain, alors que 16 appareils étaient évoqués en septembre dernier. À terme pourtant, c’est plus d’une centaine de nouveaux appareils que la TNI-AU se devrait d’acquérir si elle souhaite atteindre son objectif d’une dizaine d’escadrons de première ligne.
Pour la Russie, la posture diplomatique intermédiaire de Jakarta est une aubaine commerciale, la TNI-AU ne manquant pas de déclarer publiquement sa préférence pour les avions de Sukhoi, malgré le don de F-16 par Washington. Même en imaginant un partage du marché final entre productions occidentales et (eur)asiatiques, la manne restera intéressante pour Sukhoi.
Le retour du géant iranien ?
Avec deux ventes confirmées à l’étranger, l’utilisation de certaines des briques technologiques qui seront à terme employées sur le PAK-FA, deux exportations confirmées et une utilisation opérationnelle dans les forces aériennes russes, le Su-35 monoplace semble finalement assez mature pour remplacer le biplace Su-30 en tête du catalogue de Sukhoi. La carrière commerciale du Su-30 ne semble pourtant pas terminée pour autant, loin de là. Bien que de technologies un peu plus anciennes, il reste un appareil fiable, maîtrisé et redoutable face à la plupart des menaces actuelles, au sol comme dans les airs. Il est, de plus, disponible en plusieurs versions, selon les options désirées et les moyens disponibles du client.
Son utilisation en Syrie par les forces russes semble pour l’instant valider ses choix de conception et sa polyvalence, et sans aucun doute appuyer les aspects commerciaux d’un important contrat récemment en cours de négociation entre la Russie et l’Iran dans le but d’acheter et, éventuellement, de construire sous licence, un certain nombre de Su-30 pour le compte de l’armée de l’air iranienne. Si des rumeurs circulaient en ce sens depuis le milieu de l’année 2015, le ministre de la défense iranien Hossein Dehqhan a récemment confirmé que les négociations étaient en cours en vue d’un achat probable d’ici la fin de l’année, rejetant par la même occasion l’hypothèse d’un achat de J-10 chinois précédemment évoqué par la presse. Il faut dire que le renforcement des liens entre l’Iran et la Russie sur les questions de technologies de défense et de coopération militaire, le plus souvent au détriment des contrats avec Pékin, s’explique aisément par l’actualité géopolitique de la région.
L’Iran et la Russie ont en effet des intérêts stratégiques communs en Syrie et dans l’ensemble du Moyen-Orient. En pleine année électorale, et devant les revirements majeurs de sa politique étrangère dans la région, l’administration américaine ne peut plus assumer son rôle de gendarme dans la région. En effet, pas facile pour Washington de faire accepter à la population américaine et aux alliés sunnites le rôle qu’elle a joué dans le retour de l’Iran sur la scène internationale, surtout après presque quarante ans de diabolisation du géant iranien. La position de Téhéran et, à travers elle, de son allié russe, se retrouve ainsi considérablement renforcée face au couple americano-saoudien, et ce dans l’ensemble de la région, ravivant les flammes d’une course à l’armement entre puissances sunnites et nations chiites qui prend des proportions inédites depuis la première Guerre du Golfe.
Dans ce cadre là, l’annonce d’un accord en cours de négociation pour la livraison de Su-30, mais aussi de chars d’assaut et d’unités navales, n’a rien de surprenant. La nouvelle ouverture de l’Iran sur les marchés internationaux permettra aux finances du pays d’entamer une modernisation de ses infrastructures, qu’elles soient civiles ou militaires. Et, tout comme la flotte d’avions transports commerciaux, la flotte d’avions de combat et de transport militaire a bien besoin d’une cure de jouvence. Rappelons que l’essentiel de l’ordre de bataille actuel de l’IRIAF est composé de biréacteurs F-4 et F-5 livrés avant 1979 ainsi que de copies chinoises de MiG-21. Le fer de lance de la force aérienne repose toutefois dans quelques dizaines de Su-24 et MiG-29 d’origine russe, ainsi qu’une douzaine de Mirage F1 ayant fui l’Irak en 1991. Mais la IRIAF est surtout connue pour être l’unique force aérienne à utiliser le légendaire F-14 Tomcat depuis son retrait de l’US Navy. Une vingtaine d’appareils seraient encore opérationnels, ayant été observés très récemment en escorte de bombardiers russes sur le théâtre syrien, mais leur aptitude au combat à longue portée est toujours questionnée.
Les besoins en modernisation sont donc majeurs, et le choix du Su-30 est tout à fait logique, quel que soit le scénario envisagé. On parle en effet tantôt d’une soixantaine d’appareils dérivés du Su-30SM, le standard le plus avancé, doté des équipements d’hypermaniabilité, tantôt d’un nombre plus important de Su-30M2 plus simples et moins chers, construits ou assemblés sous licence. En réalité, toute hypothèse actuelle ne serait que conjoncture, l’Iran n’ayant pas encore accès à la totalité de ses avoirs, et bien d’autres priorités en matière de relance de son secteur industriel de pointe. Le plus probable serait ainsi un achat sur étagère de deux ou trois douzaines d’appareils dans un premier temps, suivi éventuellement par des appareils assemblés puis, de plus en plus, construits sur place. D’autant plus que le renouvellement de la force aérienne n’est pas la seule priorité militaire de Téhéran, qui doit soutenir ses troupes de “volontaires” sur le terrain irakien et syrien, renouveler son parc de chars de combat, ses hélicoptères de combat et les bâtiments les plus anciens de sa marine.
Certains observateurs voient dans cet important transfert d’armement une menace pour les intérêts occidentaux dans la régions, arguant parfois même d’une menace sur la sécurité internationale. Pourtant, la force aérienne iranienne, tout comme ses divisions blindées et sa flotte de surface, est avant tout une force armée des années 1970, et pas dans le meilleur état qui soit. La vraie menace potentielle que peut représenter l’Iran réside justement dans ces capacités d’action dissymétrique mises en place pour contrer la déliquescence de ses forces armées conventionnelles. Dans ce cadre là, les achats d’armements massifs ont exactement le même sens que les achats d’avions civils ou la modernisation de l’industrie mécanique : rétablir l’équilibre technologique et, si possible, la parité diplomatique vis-à-vis des voisins saoudiens, israéliens ou turcs. La fin des sanctions a bel et bien ouvert le marché iranien aux industriels occidentaux dans le secteur civil, comme le montre l’énorme contrat signé avec Airbus et la très récente autorisation donnée à Boeing pour démarcher les compagnies aériennes locales. Mais l’industrie de défense est soumise avant tout à des considérations politiques d’alliances, d’enjeux stratégiques et de sécurité à long terme. De quoi assurer à la Russie une position dominante sur ce secteur pour encore quelques années.
Les ambitions régionales égyptiennes
Enfin, pour clore notre tour du monde de l’actualité des exportations russes d’avions de combat, nous nous intéresseront à deux autres produits phare de l’aéronautique de combat russe, le MiG-29 Fulcrum et le Kamov Ka-52.
La société étatique RAC, qui commercialise le MiG-29 et le MiG-35, a en effet annoncé récemment avoir signé son plus important contrat avec une force aérienne d’Afrique du Nord, dont l’identité n’a pas encore été dévoilée pour des questions de confidentialité. Le contrat porte apparemment sur 50 MiG-29M/M2, la version la plus évoluée du vénérable Fulcrum, à l’exception du MiG-35. Si, en théorie, le client pourrait être algérien ou marocain, tout laisse à penser que cette cinquantaine de chasseurs rejoindra les rangs de la force aérienne égyptienne. Au moment de la signature du contrat Rafale, l’année dernière, des rumeurs persistantes parlaient déjà d’un achat de 46 de ses mêmes MiG-29M/M2, pouvant éventuellement être complétés plus tard par deux douzaines de MiG-35. Plus à l’Ouest, l’Algérie avait déjà été cliente de cette même version du MiG-29, mais suite à un litige portant sur la qualité des avions livrés, elle avait annulé son contrat et échangé ses MiG contre des Su-30. Il semble donc très peu probable que ce nouvel achat soit le fait d’Alger.
D’autant plus que les besoins égyptiens sont réels. Le Caire s’est retourné vers la France plutôt que vers les États-Unis pour leurs dernières acquisitions de matériel militaire de haute performance, mais l’industrie russe (avec les Chinois) a toujours été un fournisseur massif de matériels rustiques et facile d’utilisation auprès de l’Égypte.
De plus, la discrétion vis-à-vis du client final de ce contrat peut s’expliquer aisément dans le cas de l’Égypte, dont le financement des achats d’armement est assez particulier. Depuis le début de la décennie, les multiples révolutions et la montée du terrorisme ont fait que le revenu du tourisme a chuté dramatiquement, impactant grandement les finances publiques égyptiennes. Cependant, la position de l’Égypte reste stratégique, verrou africain du Moyen-Orient contrôlant le canal qui voit transiter une grande partie des exportations de pétrole de tout le Moyen-Orient. Depuis la signature des accords de Camp David à la fin des années 1970, c’est l’aide militaire américaine qui finance une grande partie des achats d’armements de l’Égypte, l’Arabie Saoudite étant l’autre grand donateur de l’armée égyptienne. Ainsi, cette aide militaire sert de moyen de pression de part et d’autre, Washington menaçant de couper cette manne financière critique dès lors que le gouvernement égyptien met en péril les enjeux et intentions américaines dans la région, et Le Caire menaçant de se retourner vers d’autres alliances en cas de rupture de l’aide militaire, ce qui impliquerait pour Washington de perdre un peu plus le contrôle des affaires régionales.
C’est d’ailleurs très précisément ce bras de fer qui a permis une conclusion aussi rapide des contrats Rafale et FREMM entre Le Caire et Paris, l’année dernière. D’ailleurs, le contrat Rafale et les négociations bien avancées avec RCA pour la livraison des MiG-29 avait motivé Washington à rétablir les versements de son aide militaire et à reprendre les livraisons de F-16C, qui constituent toujours le squelette de la force de frappe et de défense égyptienne.
En tout état de cause, les tensions grandissantes dans la région et l’instabilité croissante en Libye pousse l’Égypte à vouloir renforcer sa posture stratégique et son rôle de puissance militaire régionale de premier ordre. Devant l’urgence de ces besoins, Le Caire entend bien continuer à ménager ses différents fournisseurs et à privilégier les livraisons d’armes rapidement disponibles plutôt que des achats sur catalogue. Dans le domaine de l’aviation militaire, cela se traduit par la livraison des Rafale prélevés sur les commandes françaises, par une reprise rapide des livraisons de F-16 et par la commande de MiG-29M/M2, plutôt que de MiG-35 dont le développement n’est pas encore tout à fait terminé. Sur le plan naval, l’Égypte a acheté auprès de la France quatre corvettes lourdes Gowind, une frégate FREMM déjà livrée, ainsi que les deux porte-hélicoptères de type Mistral qui avaient initialement été commandés par la Russie.
L’occasion pour l’Égypte de se doter en exclusivité dans la région d’une aéronavale embarquée avec l’achat confirmé en janvier d’une cinquantaine d’hélicoptères russes Ka-52K. Une capacité qui peut sembler modeste par rapport aux marines occidentales équipées de porte-avions ou de porte-aéronefs, mais qui sera tout de même redoutable dans l’absolu. Contrairement aux hélicoptères d’attaque occidentaux comme le Tigre, l’Apache ou le Cobra, le Ka-52K n’est pas dévolu au seul combat aéroterrestre. Rapide et blindé, cet hélicoptère lourd est équipé de missiles anti-aérien, d’un radar multimodes et de missiles anti-navires lourds, lui conférant un système d’arme similaire à celui d’un petit avion de chasse. Et ce, sans rien perdre à ses capacités plus conventionnelles d’appui aérien rapproché, en soutien à un débarquement par exemple. De quoi offrir à l’Égypte de sérieux arguments pour le contrôle de ses abords maritimes et le soutien à sa politique régionale.
Puissance et faiblesses de la Russie contemporaine
On le voit, cette année 2016 s’annonce très prometteuse pour l’industrie aéronautique russe mais aussi pour la diplomatie internationale menée par Moscou.
Notons toutefois qu’une partie de ces contrats semblent être des concrétisation d’accords établis l’année dernière, faisant de cette montée en puissance commerciale une manœuvre habile de communication politique. En effet, nous l’avons vu, les ventes majeures d’armement relèvent de la politique étrangère autant que de la politique industrielle d’un pays. Pour le Kremlin, la concrétisation de gros contrats appuie la légitimité de sa politique internationale, particulièrement au Moyen-Orient. Réciproquement, son action militaire en Syrie sert aussi de vitrine à son savoir-faire technique. De quoi décrocher le fameux logo “combat proven” sur le Su-34, le Su-30 et surtout le Su-35, fraîchement déployé à proximité de la frontière turque.
Mais sur le plan politique, cette avalanche de contrats peut quand même cacher un problème plus profond, une crise que Moscou s’évertue à cacher mais qui n’en reste pas moins inquiétante à moyen terme. Devant l’effondrement des cours des hydrocarbures, les sanctions financières de l’UE, l’effondrement du rouble mais aussi plusieurs années difficiles dans la production (et donc l’exportation) agricole, Moscou se retrouve sérieusement en manque de liquidités et de devises fortes. De même, la manière de procéder de Moscou (plus que la légitimité réelle ou supposée de ses motivations) en Ukraine et en Syrie tend à l’isoler de la scène internationale occidentale, renforçant par contraste le soutien qu’apporte la Russie à toute puissance régionale capable de contester l’hégémonie mondiale américaine, elle-même chancelante. Par exemple, la vente de Su-35 à la Chine apparaît donc comme une manière de renforcer l’alliance avec Pékin et plus généralement de renforcer la posture chinoise face à Washington et ses alliés, tout en débloquant la carrière commerciale du Su-35. Mais elle livre également à l’industrie chinoise les clefs technologiques pour développer ses propres programmes d’avions de combat qui viendront, à moyen terme, concurrencer directement les productions de MiG et Sukhoï. A cet égard, ce contrat rappelle la réalité du rapport de force entre la Chine et la Russie : de nombreuses ressources sont livrées par la Chine à la Russie en échange de paiements en hydrocarbures, mais le renforcement de la puissance chinoise face aux États-Unis mènera naturellement Pékin à s’approprier ses propres ressources naturelles, diminuant sa dépendance stratégique vis-à-vis de Moscou.
Si les intérêts du Kremlin sont clairs à court terme, la prise de risque à long terme est réelle, et les succès commerciaux, diplomatiques et militaires que l’on constate aujourd’hui sont peut-être autant de gesticulations cachant une fragilité économique et structurelle réelle. Inversement, le basculement stratégique des États-Unis vers l’Asie-Pacifique a fragilisé la position américaine au Moyen-Orient, laissant à la Russie et à la France l’occasion de saisir l’espace vaquant pour développer leur propre « diplomatie commerciale », chacune à une extrémité du spectre des enjeux régionaux. Mais là où la puissance russe s’appuie sur une économie extrêmement fragile, le basculement stratégique américain s’opère en pleine consolidation économique et industrielle du pays, et il se pourrait que l’apparente faiblesse stratégique américaine ne soit qu’un phénomène transitoire. Un nouvel ordre mondial est en train d’apparaître, prenant ses racines dans les conflits du Moyen-Orient et les tensions en Mer de Chine, et chacun cherche à positionner au mieux ses cartes à court, moyen, et long terme.
Au final, la stabilité de la région, et donc la solidité de la posture stratégique russe, dépendra énormément de la politique étrangère américaine dans les prochaines années. D’une certaine manière, rarement le monde du prochain demi-siècle n’aura été aussi dépendant du résultat des prochaines élections présidentielles américaines.