Des milliards d’euros, de dollars, de roubles… Voilà ce que retiennent souvent les médias généralistes et leurs lecteurs, sur les mirobolants contrats de vente d’avions de combat. Alors que l’Égypte et la France vont signer un contrat sur la vente de 24 Rafale, beaucoup s’interrogent sur ces chiffres qui, souvent, dérangent. Rien qu’en Inde, les négociations sur le contrat MMRCA dans lequel le Rafale a été sélectionné à hauteur de 126 exemplaires n’échappent pas à la règle des estimations. Estimations qui auraient doublées en quelques mois. Sauf que… personne n’ayant la possibilité de mettre le nez dans les devis, impossible de savoir ce qu’ils contiennent. Et les négociations entre le vendeur et les clients peuvent durer de quelques mois, à… plusieurs années. Vous le savez, on n’achète pas un avion de chasse comme un particulier achète une voiture ! Et pourtant… Laissons-nous aller à un parallèle, pour tenter de comprendre ce qui se cache derrière ces contrats à plus de neuf chiffres, et pourquoi chaque nouveau prospect est à considérer comme une nouvelle aventure commerciale.
Si l’Égypte et l’Inde vont acheter le même « véhicule », aucun des deux pays n’a les mêmes exigences. Si pour le premier il s’agit d’un achat urgent à caractère opérationnel et immédiat d’un petit nombre d’avions, pour le second la demande est plus complexe. Il veut en effet pouvoir construire l’avion lui-même, et faire évoluer son industrie aéronautique nationale. En dehors du Rafale, d’autres chiffres ont beaucoup fait parler la presse ces derniers temps, le plus extraordinaire de tous étant le coût TOTAL du programme F-35, estimé à plus de 1 000 milliards de dollars ( non, il n’y a pas d’erreur). Mais ce chiffre comprends la TOTALITÉ du coût de l’avion, depuis son développement jusqu’au kérosène qui servira à le faire voler, les munitions, pièces de rechange en passant par sa construction.
Très simplement, quelle personne n’a-t-elle jamais pensé à se dire quelque chose du genre 24 avions pour 3,5 milliards d’euros ? Ça fait 145 millions d’euros par avions, ce qui représente quelque chose comme presque 10 000 Clio 4 à 15 000 € l’unité… OUF ! Alors si ce raisonnement peut nous aider à nous donner un ordre de grandeur, il serait bien de le compléter un peu.
Pour en savoir plus vous pouvez lire: Le véritable prix du Rafale
Imaginez que vous êtes le chef d’entreprise d’une grande société de dépannage. Vous voulez remplacer la flotte de véhicules de vos techniciens, disons 200 véhicules. Vous allez dans la concession la plus proche de chez vous, et vous faites faire un devis. Jusque-là pas de soucis. 200 camions à 20 000 €, vous en aurez pour 4 millions tout rond.
Puis le service comptable vous en demande un peu plus. Acheter des véhicules c’est bien, mais il faut les immobiliser, disons pour 4 ans. Mais aussi prévoir tous les frais annexes pour les bilans prévisionnels. En moyenne, chaque technicien fait 30 000 km par an, sortons la calculette, c’est parti :
Accessoires/options:
–
Tapis 40 € (les mesquins): 8 000 €
Tapis 40 € (les mesquins): 8 000 €
– Roue de secours 150 € : 30 000 €
– Poste autoradio avec Kit mains libres à 300€ : 60 000 €
– Gilet jaune et triangle (pour la mode) à 10€ : 2 000 €
–
Aménagement du camion pour les outillages à 1 000 €: 200 000 €
Aménagement du camion pour les outillages à 1 000 €: 200 000 €
–
Peinture des véhicules avec pose du logo 800€ : 160 000 €
Peinture des véhicules avec pose du logo 800€ : 160 000 €
Maintenance/entretien :
– 1 entretien/vidange annuel à 400 € :320 000 €
– Kit distribution à 300 € : 60 000€
– Assurance annuelle 500 € : 400 000 €
Exploitation :
– 2 100 litres de carburant ( 7L/100km en moyenne, 1.3€/L) : 2.2 M €
– 4 amortisseurs tous les 2 ans, à 800€ parcamion : 320 000 €
– Balais d’essuies glace à 20 € : 16 000€
– Sapin qui pue 4 saisons à 3 € : 9 600€
– Nettoyage véhicule 4 fois par an à 30€ : 96 000 €
– 2 paires de bons pneumatiques à 250 € montage inclus par an (sur 4 ans pour 200 camions) : 200 000 €
Ce qui nous fait un total de 4.08 millions d’euros supplémentaires soit 8.08 millions
d’euros avec l’achat des véhicules. Voilà la valeur du contrat. Mais… Ce n’est pas fini !
d’euros avec l’achat des véhicules. Voilà la valeur du contrat. Mais… Ce n’est pas fini !
Et voici un alignement de 1,2 milliards de dollars… Pardon, 6 F-35 ! |
Avec autant de véhicules à gérer, votre entreprise a décidé d’en assurer elle-même la maintenance. Il faut donc demander au constructeur du véhicule que vous allez choisir de former vos équipes techniques à la maintenance des nouveaux engins, ce qui n’est pas gratuit. Mais également d’acheter les équipements nécessaires à leur entretien, comme les valises électroniques de diagnostic, les ponts élévateurs, des outillages spécifiques, etc. Et de mettre au point un programme de vérification avec le constructeur afin que l’intervention de vos propres techniciens ne soit pas une clause de révocation de la garantie constructeur. Pas simple… En plus d’un devis de 4 pages, voici que maintenant viennent se loger des conditions supplémentaires… À négocier !
J’espère que ce parallèle vous a aidé a à comprendre la complexité et les chiffres extrêmes pratiqués dans le monde merveilleux des avions de combat. Sauf que… Ce dont nous venons de vous parler n’est applicable que dans le cadre d’un contrat « simple » d’achat, celui qui peut se négocier assez… rapidement.
Il y a une seconde étape, un peu plus complexe, dans l’achat d’un avion de combat… Lorsque le client demande une spécificité non prévue, ou non encore développée pour l’avion. Pour notre chef d’entreprise, il pourrait par contre demander l’intégration d’un nouvel ordinateur de bord intégrant un GPS en Polonais, ou un moteur de 200 chevaux au lieu des 150 d’origine, ceci obligeant le constructeur à repasser par la case conception/table à dessin afin d’étudier les modifications à apporter, maîtriser les effets de bords connus/inconnus sur le châssis (efforts, masse, équilibrage, vibration, consommation), puis de réaliser un prototype, faire des essais, modifier au besoin et, enfin, de certifier le modèle.
Une machine méconnue … Le Rafale “BI” … “BI” pour le fameux kit Bidalot …
Quand deux technologies Françaises se rencontrent …
Dans le cadre de contrats comme il peut se jouer en Inde, au Brésil ou en Suisse dans une moindre mesure, les questions prennent une autre tournure, bien plus compliquée. Car le client n’exige plus seulement qu’on lui vende des camions, il veut… les construire lui-même !
Voici ce qu’il faudrait donc rajouter au devis :
– Vente des liasses de plans
– Transfert de technologie
– Audit complet des moyens actuels de production
– Usines de fabrication d’ensembles et de sous-ensembles
– Achat des machines-outils
– Mise en place d’un contrôle qualité
– Formation des ingénieurs et techniciens
– Usine d’assemblage
– Formation des équipes d’essais et de réception
– Transfert de technologie
– Audit complet des moyens actuels de production
– Usines de fabrication d’ensembles et de sous-ensembles
– Achat des machines-outils
– Mise en place d’un contrôle qualité
– Formation des ingénieurs et techniciens
– Usine d’assemblage
– Formation des équipes d’essais et de réception
Maintenant que l’on commence à rentrer dans une complexe réalité, il n’est pas difficile d’imaginer à quel point des ingénieurs commerciaux vont se gratter la tête… Car dans le cas d’un avion de combat, nous n’avons pas à faire à une seule entreprise, mais bien à des dizaines, voire des centaines ! Il faut donc que le contrat final contienne un paraphe de toutes ces sociétés. Entre temps, il aura fallu s’assurer de la possibilité de mettre en place une chaîne de production totale ou partielle dans le pays, mais également vendre une licence de production, accompagnée d’un transfert de technologie.
Le transfert de technologie comporte plusieurs volets, et il est délicat à mettre en place. Premièrement, il faut « chiffrer » la propriété intellectuelle du produit. Ensuite, il faut que le constructeur s’assure, avec son premier client étatique, de ne violer aucun secret défense qui pourrait mettre en péril sa sécurité, ou du moins de le faire avec son accord.
Dans le cadre de l’achat d’un avion de combat, et là le parallèle n’est plus possible avec notre très cher camion, le client doit pouvoir s’assurer de pouvoir maintenir à jour le système de combat (très souvent la partie logicielle) par lui-même, en l’adaptant au contexte dans lequel son arme va évoluer, sous peine de perdre en efficacité face à une menace non référencée.
Le contrat Indien, en cours de négociation depuis 3 ans maintenant, est à ce jour le plus complexe jamais étudié. Avec un transfert de technologies qui approche les 100 %, et une production presque entièrement transférée localement, certains points semblent encore bloquer… Bien que tout problème soit la source d’une solution, la complexité de ce contrat peut facilement s’imaginer avec un seul chiffre : 15 000. C’est en effet le nombre approximatif de pages que comptera le document final.
19 Comments
Anonyme
Un oubli : le permis de conduire et les coûts afférents
Patrick AD.net
Bon papier !
A envoyer aux rédactions de la presse généraliste pour leur donner matière à réfléchir à la complexité de ce genre de contrats.
Joël-Pol STEFF
en plus du permis de conduire et les coûts afférents, comme dit Yves, je rajouterais les coûts de sélection des chauffeurs qui doivent avoir certaines aptitudes …
GA_U
Et la traduction en sanskrit !
Anonyme
Superbe papier.
merci beaucoup.
Michel47
Génial, un grand bravo au rédacteur de génie qui a su, avec des mots simple, expliquer un achat très complexe. Il devrait être embauché sur le petit écran ou l'on y entend les pires "co……ries" bétises.
Jean-Marc
Superbe article, comme d'habitude 🙂
sepecat
Bonsoir,
Il est bien dommage que 99,9 % des "journalistes", presse écrite et journaux télévisés confondus, ne prennent pas la peine d'effectuer le travail de "vulgarisation" que l'on est en droit d'attendre d'eux…
Vulgarisation n'a rien de péjoratif et signifie bien au contraire être à même de réduire la difficulté technique d'un sujet pour faciliter sa compréhension, ou du moins la perception de ses concepts fondamentaux, par le plus grand nombre (la "plèbe" quoi… l'ensemble des "manants" dont l'élite journalistique estime trop souvent n'avoir que faire).
Je dois dire qu'à la lecture de ce post, l'idée a germé de le diffuser auprès des collègues pas forcément versés dans la chose aéronautique mais nourris aux sempiternels : "Le Rafale est un gouffre financier…" voire "Cet avion nous coûte les yeux de la tête et ne sert à rien".
Autant je peux comprendre que pour le commun des mortels, les chiffres "bruts" livrés par les journalistes de tous bords puissent forcément apparaître énormes, autant je considère que, justement, le travail d'explication n'a, à de rares occasions près comme celle-ci, jamais été fait par les journalistes "généralistes" qui, pour autant, se targuent de pratiquer un métier qui devrait être déclaré d'utilité publique…
Heureuseent qu'il reste les fameux 0,01 % qui prennent le temps d'analyser et d'approfondir le sujet.
Même si, par définition, un blog aéronautique aura à coeur de creuser le domaine sur lequel il publie, cela n'excuse pas, à mes yeux, les approximations et raccourcis lus à droite et à gauche dans différents articles.
Le dernier en date parlait, je cite, du Rafale comme du "Jean-Claude Dusse" des bronzés, n'arrivant jamais à conclure…
On appréciera la pertinence du propos.
Pour en revenir à ce premier contrat export, et même s'il n'est pas encore définitivement signé, je noterai au passage que, pour une fois, les "ricains" ont semble-t-il été pris de cours et n'ont pas eu le temps ou le loisir de torpiller ladite vente.
A méditer…
Continuez donc à nous servir des articles de la même veine que celui-ci et le nombre de visiteurs ne peut que croître.
Bruno ETCHENIC
Je vous remercie chaleureusement pour votre commentaire qui nous encourage à continuer. Pour ma part la vulgarisation a toujours été mon dada. Expliquer comment ça vole et a quoi ça sert aux personnes qui n'y comprennent rien, par manque de curiosité ou d'indifference aussi… Dans un pays où l'aéronautique est reine (second pays exportateur au monde) il est dingue que ses citoyens soient maintenus dans une telle ignorance. Et quand on écoute les journalistes en parler… Ben quoi de plus normal ! Des aveugles conduits par des aveugles !
Michel47
Texte partagé sur ma page FB 😉
Bruno ETCHENIC
Quelle est votre page ?
Michel47
Michel Guignard – Agen ;o)
sepecat
Un petit complément d'information sur les essais en vol du Rafale :
http://rafalefan.e-monsite.com/medias/files/essais-en-vol.pdf
Auteurs :
Patrick CASTAGNOS / Responsable des essais en vol RAFALE Dassault Aviation
Marc TOURTOULON / Responsable équipe intégrée des essais en vol RAFALE
Paper presented at the AGARD FVP Symposium on “Advances in Flight Testing”,
held in Lisbon, Portugal, 23 – 26 September 1996, and published in CP-593
Autant dire que l'info contenue dans ce document peut raisonnablement être considérée comme fiable…
Anonyme
J'aime beaucoup votre article surtout l'option: Sapin qui pue 4 saisons à 3 € : 9 600 € ma préféré, je l'avoue (j'en rit encore)
Lukycold
Anonyme
Magnifique travail de vulgarisation.
A diffuser !
Anonyme
https://www.facebook.com/pages/Syftsenegal/1542071612700998
Marc
Vraiment excellent, merci !
Paul
Bonjour,
Article intéressant.
J’aimerai savoir si le vendeur de l’avion, est tenu d’une obligation de maintenance, envers l’acquéreur? Sur quel fondement juridique?
Merci
Bruno
Tout est affaire de contrats. Dans le militaire comme dans le civil, le plus juteux n’est pas la vente d’un avion mais la fourniture de services lié à l’emploi de cet avion sur une période pouvant s’étendre à des décennies.
Le taux de disponibilité faisant parti des points forts (ou faible) d’un avion, le vendeur n’a aucun intérêt à laisser filer de mauvais chiffres. Mais n’est obligatoire que ce qui est contractuel.
Dans l’armée de l’air par exemple, quasiment tout est fait par les équipes de maintenance. Ils ont les outils, les bancs d’essai, les formations, les logiciels, les licences, la documentation, etc. Mais chaque équipement est supporté par son fabriquant. Les moteurs, l’électronique, la cellule, et chacun doit pouvoir fournir les pièces détachées en fonction de ce qui a été défini contractuellement.
Le cas indien est particulier. L’Indian Air Force délègue à plusieurs niveau la maintenance directe des Rafale qu’elle a achetée. C’est le taux de disponibilité qui est assuré par le mainteneur (Dassault pour le coup, mais ça aurait pu être une autre entreprise), à charge de l’entreprise de mettre les moyens en face.